Portraits - Albert Memmi

Recension rédigée par Jean Nemo


Il n’est pas nécessaire de présenter Albert Memmi, Juif, Tunisien, Français, à la croisée de plusieurs cultures. Cependant, quelques mots de rappel : issu d’un modeste milieu juif arabophone de Tunisie, il s’est fait connaître, jeune, dans le monde des lettres françaises (son premier roman, de 1953, La Statue de Sel a été préfacé par Albert Camus) et comme lointain précurseur du « postcolonial ». Du moins beaucoup d’auteurs dits postcoloniaux l’ont-ils placé parmi leurs prédécesseurs, tout comme Amrouche, Fanon, Césaire, voire autres Berque. Ce qui appelle à réserve. Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur (1957), préfacé avec enthousiasme par J. P. Sartre, de loin l’écrit le plus célèbre de l’auteur, est sans conteste un texte vigoureusement anticolonialiste. Mais, en 2004, l’auteur a également publié un Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelquesautres, dans lequel il prend plus que des distances avec le « postcolonial » et avec certaines catégories de décolonisés.

On rappellera encore qu’il a reçu une dizaine de prix, dont en 2004 le grand prix de la francophonie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

L’ouvrage sous revue, savant et épais, est consacré à un genre littéraire qui serait propre à Memmi, le portrait : ni essai, ni monographie, encore moins roman ou fiction. Il reproduit les « portraits » (commençant par cet intitulé ou assimilables audit « portrait »), précédés d’une longue introduction des éditeurs. Laquelle donne, s’appuyant sur des textes publiés ou non de l’auteur, la définition de ce genre littéraire particulier, sans véritable équivalent ailleurs.

Pour la première fois selon eux, ces éditeurs cernent le genre, pour caractériser des œuvres qui ne sont ni romanesques (domaine où Memmi a réussi), ni sociologiques (autre domaine où il s’est fait remarquer). Ils les rassemblent donc en un seul volume et les accompagnent d’un appareil critique étoffé.

Memmi se serait bien posé la question de savoir ce qu’était pour lui et le lecteur ce type particulier d’écrit mais l’aurait laissée sans réponse. Il y réfléchit, toutefois « Nous voudrions avancer pas à pas et construire sous les yeux du lecteur. Comme le peintre qui refuse de s’enfermer dans une étroite promesse avant la naissance de son œuvre sur la toile, nous éviterons la définition. Il sera toujours temps d’en trouver une pour la figure qui se dégagera des touches multiples » (soulignée par l’auteur). Cette réflexion que l’on retrouve ailleurs dans des manuscrits ou des publications de Memmi apporte donc un argument aux éditeurs pour étayer leur choix : ne pas rassembler des œuvres complètes mais en regrouper certaines, part importante du tout, en raison à la fois de leur ambition et de leurs caractéristiques littéraires et leur fondement moral et intellectuel.

Les éditeurs retiennent cinq « portraits » ou regroupements de « portraits » qu’ils traitent de la même façon : établissement du texte, présentation, texte proprement dit, annexes. Soit l’exhaustivité des écrits rentrant, à leur avis et probablement aussi à celui de l’auteur, dans cette catégorie.

Si tous ont été remarqués en leur temps et depuis, le premier de la série et le dernier ont été les plus marquants de par leur contenu et l’accueil reçu, enthousiaste pour l’un (du moins de la part de l’opinion française anticolonialiste et progressiste de l’époque), Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, polémique pour l’autre, Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres(les tenants d’un post colonialisme militant qui s’estimait trahi).

Entre ces deux extrêmes, tant chronologiquement que par leur substance, le lecteur trouvera deux « portraits » consacrés aux Juifs et à la judéité, un autre ensemble, resté largement à l’état de projet inachevé, traitant du « dominé » en général. Mais plus particulièrement de la Femme, du Noir américain, du Colonisé, du Juif à nouveau, du Prolétaire, du Domestique.

L’option retenue par les éditeurs est intéressante, encore que d’autres écrits auraient pu éclairer le sens desdits « portraits ». Dans Le racismepar exemple (1994), Memmi invente, en tout cas explicite un concept d’« hétérophobie», le refus d’autrui au nom de n’importe quelle différence, dont toutes les formes de racisme, lesquelles traduiraient surtout la peur agressive de l’autre, de tout autre, et le désir de l’exclure ou de le dominer.

Mais respectons le choix des éditeurs, il en résulte un remarquable ouvrage et une profonde compréhension de ce qu’a vécu et voulu exprimer Memmi au cours de longues décennies : l’impossibilité de rester en Tunisie après l’indépendance, mais il ne l’a jamais oubliée, le choix délibéré d’un pays d’accueil, la France, qu’il a bien servie, le maintien moral dans une judaïté qu’il a repensée.

Et, toujours et surtout, le refus de la facilité : si le « portrait » du colonisateur et du colonisé met en exergue des ambiguïtés, des dominations et des soumissions qui justifient un ardent discours anticolonialiste, le « portrait » d’une catégorie de « décolonisés » traite du bilan, quelques décennies plus tard, peu glorieux souvent, des détournements et des captations qui ont conduit à maintenir ou à rétablir d’autres formes de dominations et de soumissions. De la continuité dans la réflexion morale, voire (jugement tout personnel du signataire de la présente note de lecture), dans l’espoir ou l’illusion d’un monde meilleur toujours à venir.

Avertissons cependant le futur lecteur : il ne s’agit pas ici d’un ouvrage de vulgarisation ou de simple anthologie. L’appareil critique est si étoffé et les réflexions qu’il appelle si approfondies qu’il convient de le « potasser » plutôt que de le survoler. Si l’on veut comprendre Memmi, bien sûr. Mais aussi comprendre à quelle vision du monde il nous confronte.