L'art de la décolonisation : Paris - Dakar, 1950-1970

Recension rédigée par Yves Marek


Maureen Murphy, historienne de l’art, Maître de conférences à la Sorbonne, livre dans cet ouvrage très rigoureux et documenté, enrichi d’une bibliographie très complète, de quelques illustrations très pertinentes et d’un index utile, une analyse très profonde et stimulante des relations culturelles entre la France et le Sénégal dans le domaine des arts plastiques au cours de la période de la décolonisation.

Contrairement à ce que l’on peut craindre aujourd’hui, cet ouvrage ne s’inscrit pas dans le mouvement des études dites « décoloniales » qui cherchent à masquer l’absence de réflexions et le souci de profiter de la manne financière déversée sur les universités militantes par des postures militantes. Maureen Murphy nous livre au contraire à travers le cas du Sénégal, une histoire très précise et documentée de la manière dont s’envisage un art sénégalais avant et après la colonisation.

On croise dans ce récit de grands personnages comme Georges Pompidou, Malraux, Senghor, l’ambassadeur Lucien Paye, Théodore Monod et toute une galerie d’acteurs moins connus de ces relations culturelles comme Gérard Bosio, conseiller culturel du Président Senghor ou le très actif Pierre Meauzé qui s’imposa comme un intermédiaire encombrant, mêlant quelque peu ses intérêts personnels à ceux de la France et du Sénégal.

On sourira souvent à la lecture des courriers des administrations culturelles françaises, tant sont datées et parfois ridicules les expressions des préjugés et de la condescendance à l’égard des arts africains. Les manœuvres des administrations des musées pour plutôt que « restituer » des œuvres africaines, les échanger contre des œuvres de bien moindre valeur présenteraient un aspect comique si elles n’étaient pas insultantes. Le jeu entre le pouvoir et les artistes est décrit avec beaucoup de subtilité. Le livre met à nu les intrigues d’intermédiaires, adoubés par le pouvoir politique pour s’imposer comme acteurs centraux, appuyés par les ambassadeurs, relais obligés de ces personnages douteux qu’on leur impose, et qui ne sont parfois freinés que par les contrôleurs comptables qui flairent le mélange des genres. 

La période décrite est très remarquable. Senghor et Pompidou sont deux hommes de culture qui ont des ambitions pour les arts plastiques. La France exporte des expositions Picasso, Chagall et Soulages, fait notable si l’on pense qu’aujourd’hui, l’Afrique est sortie du circuit international des expositions des grands noms de l’art européen. Paris accueille aussi de grandes expositions dont la genèse est détaillée. Dans cette période des indépendances, on assiste à un bouillonnement car chacun cherche ses marques et son identité, et les Festivals (le FESMAN) que l’on crée sont le lieu de confrontations et parfois de polémiques. La géopolitique aussi s’en mêle lorsque s’exprime la crainte que des artistes sénégalais communisants s’inspirent du réalisme soviétique.

Le livre de Maureen Murphy est non seulement parfaitement documenté mais d’une intelligence extrême pour faire sentir avec délicatesse et finesse tous les enjeux intellectuels de l’art africain car ils ne sont pas à négliger. Que doit être un art africain - et cela vaut pour toutes civilisations ? Il n’y a pas que de la condescendance ou du racisme de la part des critiques européens à attendre des artistes africains un art nègre. Certains imaginent, partant du principe que l’art africain est rituel et décoratif, de les conduire vers la tapisserie - c’est la grande époque de Jean Lurçat - pour s’exprimer dans la continuité de leurs traditions visuelles et leurs démarches semblent souvent sincères et bienveillantes. Un artiste africain a-t-il le droit de s’inscrire dans un mouvement pictural européen ou d’inventer un langage absolument nouveau sans rien devoir à l’art ancestral et dans ce cas, ne va-t-on pas dire qu’il vient trop tard ou plagie pour faire des « croûtes » ?

Ces débats ont aussi agité l’école de Poto-Poto au Congo Brazzaville. C’est un débat qui oppose d’ailleurs certains artistes sénégalais à Senghor qui les voit comme devant être au service de son concept de négritude ou à ceux qui voudraient les voir moderniser des masques alors que le Sénégal n’est pas connu pour ses masques. Il est intéressant d’ailleurs de remarquer à rebours de ce que l’on peut croire de l’ouverture des milieux culturels face au colonialisme des politiques que beaucoup des jugements les plus blessants ou paternalistes ne viennent pas de politiques mais de conservateurs de musées ou de gens de culture qui véhiculent involontairement une condescendance artistique à l’égard des formes artistiques africaines, comme ils peuvent en manifester aujourd’hui parfois pour la peinture, le figuratif, l’art non conceptuel.

Le livre fait surgir le contraste saisissant entre le monde des fonctionnaires, des professionnels des relations culturelles, les politiques qui cherchent à penser l’art africain contemporain, les musées africains, ce qu’ils doivent être, souvent avec les meilleurs intentions et le bouillonnement de la scène artistique marquée par des figures importantes qui restent à l’écart de ce jeu ou pèsent dans le débat comme Alain Resnais et Chris Marker, Madeleine Rousseau et la revue Présence africaine, Ousmane Sembène ou l’immense artiste Iba Ndiaye.

Par la qualité du matériel rassemblé et l’extrême intelligence et la subtilité de la présentation des débats intellectuels autour des artistes sénégalais, ce livre mérite d’être inscrit au premier rang des ouvrages à lire pour penser l’art africain.