Sur l'islam

Auteur Rémi Brague
Editeur Gallimard
Date 2023
Pages 385
Sujets Islam
Doctrines

Islam

Relations

Civilisation islamique
Cote 67.596
Recension rédigée par Stéphane Valter


Quand je rendis une visite amicale au bibliothécaire de l’ASOM, Pierre-Yves Belfils, ce dernier me proposa de prendre ce livre et, pour devoir de vacances, d’en faire un compte rendu. Le titre m’intéressait, a priori du moins, et j’étais un peu impressionné, je dois l’avouer, par le statut de l’auteur, un membre éminent de l’Institut. J’étais donc assez excité. Je commençai ainsi la lecture, et ma première impression fut que l’auteur écrivait bien la langue française, possédait une vaste culture, développait une argumentation complexe, maniait brillamment des références diverses, mais ne connaissait pas vraiment l’islam.

            Ceci dit, qu’est-ce d’ailleurs que l’islam, et qui le connaît ? C’est tellement vaste et complexe qu’on peine à le définir. (Il en va ainsi de même de la chrétienté et du christianisme, par exemple.) Mais il me semble que pour en parler avec quelque intelligence, il faut quand même maîtriser une des langues qui véhiculent cette religion-culture-civilisation. L’arabe est évidemment la première langue à laquelle on pense, mais il y a aussi le persan, le turc, le malo-indonésien, l’ourdou, plusieurs langues africaines, etc. Toutefois, le professeur Rémi Brague, d’après ses nombreuses et fort intéressantes publications, semble plutôt connaître le grec et le latin (quoique je ne puisse en juger). Pour parler de l’islam, il faut aussi avoir fréquenté la réalité : le vaste monde de l’islam, avec ses peuples et individus, et ne pas être un chercheur de cabinet.

            Ma question préliminaire fut donc : comment R. Brague peut-il parler de l’islam ? De quelle manière ? À travers des traductions ? Car il admet lui-même, fort honnêtement, qu’il n’est guère arabisant. De toute façon, finalement, personne n’a le monopole de quoi que ce soit et tout un chacun peut s’exprimer, mais quand même, me dis-je… D’ailleurs, même dans le milieu des (prétendus) arabisants, beaucoup ne possèdent que des rudiments de langue arabe (ce qui est en effet étrange), tout en se croyant grands clercs… À ce propos, il y a une sorte de remarque facétieuse qui circule dans ce fameux milieu : un « arabisant » soutient qu’il n’a jamais entendu un autre « arabisant » ne pas dire d’un troisième qu’il ne parle pas arabe. Trois négations…

            Bref, le livre commence par ce qui ressemble à une polémique car l’auteur y aborde l’islamophobie, et cela donne le ton. Le sujet mérite certes d’être étudié, mais l’auteur tend parfois un peu trop vers la polémique, vers une polémique dans laquelle il paraît se délecter car il ne récuse nullement l’idée qu’il puisse être un peu islamophobe tout en affirmant que ses positions sont parfois positives vis-à-vis de l’islam. R. Brague cultive donc l’ambiguïté, avec brio parfois, mais pas toujours. En fait, l’auteur de ces lignes pense qu’on peut tout à fait être islamophobe dans la mesure où l’on met en garde contre une idéologie que l’on juge négative. Il faut juste argumenter. Si le mot est récemment devenu quasiment tabou, erronément assimilable au racisme, etc., c’est une erreur collective, un mythe d’égarement que connaît notre époque. Rien n’est sacré - sauf la vie - et on peut absolument soumettre l’islam (mais qu’entend-on par ce terme ?) à la critique la plus dure, n’en déplaise à ceux qui prétendent défendre l’islam (mais quel islam ?) pour des raisons électoralistes ou de chapelle.

           Être islamophobe, c’est-à-dire envers une idéologie, ne veut pas dire qu’on nourrit de la méfiance, de l’aversion, etc., contre les musulmans en tant que tels, car les individus doivent uniquement être jugés selon leurs actes. Mais on peut se défier d’une idéologie et la craindre. Et l’islam est assurément, dans toutes ses diverses manifestations, une idéologie. Il n’est pas qu’un message soi-disant divin de paix à destination de tous les hommes (sauf les mécréants et les contempteurs s’entend). Il est aussi un message conquérant, suprémaciste pourrions-nous dire, si on accepte cet anglicisme. Ceci est indéniable, tant dans les fondements de la religion, dans les manifestations historiques, dans les comportements. Mais on y trouve aussi des choses très positives. Bref, en ce sens, l’islam ne semble pas différer beaucoup du christianisme, par exemple. Certes, dans le christianisme, il y a eu Vatican II et ses réformes nécessaires (et il reste encore un peu de chemin à parcourir). Il faut ajouter aux réformes internes au christianisme le niveau de développement économique en Occident qui a probablement contribué à ouvrir les esprits (si on omet la colonisation, les guerres mondiales, etc.).

            Par contre en islam, il est vrai, les tendances réformistes sont à la peine et c’est surtout un islam conservateur, voire complètement arriéré, que l’on peut observer. Nous ne parlons même pas de l’islam terroriste - une monstruosité - qui fauche d’ailleurs aussi les rangs des musulmans… (En passant, que dire par exemple du judaïsme raciste en Palestine ? C’est une autre question, mais qui montre que la bêtise est partout.) Pourtant, il y eut des personnalités réformatrices dès la fin du XIXe siècle mais leurs efforts ont été presque annihilés par la lecture rétrograde et quasiment national-socialiste de la confrérie égyptienne des Frères musulmans qui a globalement réussi à s’imposer. Le courant péninsulaire du wahhâbisme, qui s’est érigé en idéologie officielle après la création du royaume d’Arabie saoudite dans les années 1930, continue à donner une image médiévale et intolérante de l’islam (et les « réformes » cosmétiques du pouvoir saoudien ne semblent pas y changer grand-chose car la répression ne vient désormais plus tant de l’islam que du système policier légitimé par l’islam…).

            Ce que l’on peut reprocher à R. Brague est le fait qu’il a une tendance marquée à tout amalgamer (époques, courants, textes), selon une vision essentialiste (qu’il récuse par ailleurs), même s’il met le doigt, avec maestria, sur des points qui fâchent. La lecture critique du Coran par R. Brague est tout à fait pertinente, mais ce n’est pas une nouveauté, tant s’en faut. Par contre, laisser penser que toute évolution est figée, à cause des dogmes coraniques et de ses interprétations, semble être une sérieuse erreur, même si les écueils existent. Par ailleurs, pour revenir au Coran, R. Brague n’indique pas toujours sur quelle traduction il travaille, et ce n’est pas un point anodin. Pour la tradition prophétique (les soi-disant faits et dires de Muhammad), il semble souvent la considérer comme non soumise à la critique interne (islamique) - qui existe - dans le sens où beaucoup de choses y sont apocryphes. Même en grande partie forgée, la Tradition a beaucoup de poids dans l’imaginaire collectif islamique, mais R. Brague semble parfois lui conférer une valeur encore supérieure à celle que lui accordent beaucoup de musulmans. Bref, la nuance n’est point au rendez-vous.

            Certes, les humanistes, les philosophes, les athées, les féministes, les francs-maçons, les trotskystes et autres penseurs libres peuvent estimer à juste titre que l’islam n’évolue pas assez vite. Mais si on considère - outre les réformateurs modernistes (surtout égyptiens) de la fin du XIXe et du début du XXe siècles (pour les précurseurs susmentionnés) -  l’organisation indonésienne de Nahdlatul Ulama (Renaissance des savants religieux), on ne peut que remarquer que l’islam n’est pas statique. Cette organisation, probablement la plus grande organisation musulmane de la société civile (quelque 90 millions de membres) a récemment estimé que le statut juridique de mécréant (kâfir) était caduc et qu’il fallait lui substituer celui de citoyen. C’est une avancée indiscutable qui en appellera d’autres. (Ceci dit, pour mettre un bémol, on doit rappeler que cette organisation, très attachée à la propriété privée, a largement cautionné le massacre d’environ un demi-million de communistes en 1965-1967. Personne n’est parfait !)

            Donc, on le voit, il existe des velléités réformatrices, ou au minimum des analyses critiques, mais elles sont assez minoritaires, il est vrai. À notre avis, la question n’est pas tant de savoir si l’islam est ou n’est pas suprémaciste (et il l’est assurément comme le fut le christianisme, pas primitif, mais ultérieur), mais de réfléchir aux facteurs qui bloquent les évolutions. Sous-développement économique ? Nouveaux États sans légitimité et recourant à la répression ? Faible niveau d’éducation ? Réactions liberticides contre l’impérialisme ? Plusieurs explications sont possibles et aucune n’est in fineconvaincante. En tout cas, si la plupart des exemples cités par R. Brague sont pertinents, on peut reprocher la faiblesse des comparaisons, qui permettent pourtant de relativiser. On peut aussi douter de la fréquence du développement explicatif d’un contexte historique, etc., à un autre car un tel phénomène d’ampleur universelle peut-il raisonnablement être considéré comme un tout ?

            Si R. Brague avait lu par exemple (en arabe, car la traduction que je supervise n’est pas encore publiée) l’ouvrage du poète irakien Ma‘rûf al-Rusâfî (1875-1945), al-Shakhsiyya al-muhammadiyya aw hall al-lughz al-muqaddas (La personnalité muhammadienne ou la résolution de l’énigme sacrée), écrit à partir de 1933 à 1941 environ, il aurait compris que des voix s’élèvent de temps en temps pour appeler à la réflexion, à la tolérance, à la relativité, même s’il n’y a pas de remise en cause fondamentale des bases de la religion (et pourquoi, d’ailleurs, le faudrait-il ?). Rusâfî tente de faire une analyse historique contextualisée de l’expérience coranique et des élaborations ultérieures dues à la compilation / fabrication de la tradition prophétique. Ce n’est qu’un exemple dont R. Brague eût pu s’inspirer. Dans le domaine de l’anthropologie historique, on regrettera que beaucoup de travaux n’aient pas été mis à contribution par l’auteur, donc ceux de Jacqueline Chabbi, par exemple. On regrettera aussi des travaux mis à contribution dont nous préférons taire les noms des auteurs pour leur regrettable subjectivité.

            Pour résumer, le livre de R. Brague est intéressant car il exprime une pensée complexe et documentée (même si ce n’est qu’à travers des traductions). Par contre, ce que l’on peut reprocher est une certaine confusion argumentative car l’auteur passe sans cesse d’une époque à une autre, d’un auteur à un autre, etc., comme s’il voulait mettre à jour - pour mieux la brocarder - une cohérence d’ensemble, alors que les choses sont selon nous infiniment plus complexes. Bref, le livre aurait mieux porté son titre s’il s’était appelé Sur l’islam selon Rémi Brague, car celui qui est tant soit peu spécialiste apprend certes des choses, ici et là, mais rien de conséquent.

C’est probablement un livre qui se vendra mais ne bénéficiera qu’à ceux qui ne sont pas spécialistes, en entretenant chez eux une certaine illusion cognitive, de surcroît assez négative vis-à-vis de l’islam (ce qui n’est pas problématique en soi à la condition que l’argumentation soit sérieuse et équilibrée). Comme aurait dit Voltaire, l’auteur est souvent meilleur pour l’explication que pour la compréhension.