Les marines de la guerre d'Indépendance américaine, 1763-1783 . 1 . L'instrument naval

Recension rédigée par François Bellec


Cet ouvrage collectif est une somme. Outre les textes des trois historiens cités, dont notre confrère Philippe Bonnichon, il rassemble des contributions de nombreux autres historiens maritimes de premier plan comme André Zysberg, Philippe Haudrère, Patrick Villiers ou Martine Acerra, mais également d’historiens espagnols, américains, canadiens et britanniques tels Richard Harding et Nicholas A.M. Rodger. Un appareil considérable de notes, des annexes et une bibliographie « sommaire » de plus de 150 titres en font un remarquable outil de travail.  Il s’agit en fait des actes du colloque organisé en 2009 à l’Ecole militaire par la Société des Cincinnati de France et le laboratoire d’histoire et d’archéologie maritimes de l’Université Paris-Sorbonne. Olivier Chaline est le directeur de la collection « Histoire maritime » des PUPS.

            L’époque retenue, 1763-1783 est assez importante pour mériter un tel appareil puisque, couvrant les deux décennies allant du  traité de Paris qui concluait la guerre de Sept ans, au traité de Versailles qui marqua la fin de la guerre d’Amérique, elle a vu la préparation voire le renouveau des marines, puis l’engagement des escadres pendant la guerre d’Indépendance américaine. Une guerre transatlantique dont les composantes navales, engagées jusque dans l’océan Indien, furent déterminantes.

            On ne résume pas en quelques lignes les contributions qui portent sur de nombreux paramètres politiques, économiques et techniques, car cet ouvrage traite de la constitution des forces, renvoyant les opérations navales à un second volume annoncé. Elles apportent des informations objectives qui renouvellent le corpus à partir duquel se comprend l’histoire. Dans sa conclusion, Nicholas A.M. Rodger souligne d’ailleurs la novation de ces regards croisés sur les événements navals : « Ce livre apporte un éloquent témoignage sur l’ampleur des transformations survenues depuis quelques années dans la manière d’écrire l’histoire navale. Celle-ci, il n’y a guerre plus d’une génération, était comprise comme étant d’abord une affaire d’opérations concrètes en mer – avant tout des batailles. (...) Maintenant, l’histoire de la guerre sur mer se nourrit de toutes sortes d’histoires auxquelles elle contribue en retours.

            La première partie est consacrée à un rappel de la rivalité franco-anglaise, fondatrice d’une bonne part de l’histoire maritime européenne. Au cours de la guerre de Sept ans, la rivalité coloniale entre la France et l’Angleterre avait tourné logiquement à l’avantage de la Royal Navy. Elle était forte d’une supériorité du simple au double sur les escadres françaises, puisque Louis XV ne pensait pas raisonnable, ni utile ni même possible de doter la France d’une marine en situation de disputer à la flotte anglaise la liberté des mers. Les Finances avaient trouvé là, sans objection royale, une source abondante d’économies budgétaires, réduisant la flotte à l’indigence.

            Les tentations d’alliance ou de neutralité des marines européennes complètent dans une seconde partie l’environnement politico-militaire du conflit à venir. En 1770 en Nouvelle-Angleterre, des troubles brutalement réprimés par l’armée britannique à New York et Boston annoncèrent l’émancipation des colons d’Amérique.  En juin 1777, le comte de Provence inspecta l’arsenal de Toulon et les vaisseaux partant soutenir les Insurgents. C’est une escadre française qui, rendant son salut le 14 février 1778, en baie de Quiberon au Ranger du légendaire John Paul Jones, reconnut pour la première fois au monde le pavillon des Etats-Unis d’Amérique. Un traité d’alliance et de commerce venait d’être signé le 6. Ces événements outre-Atlantique interpellaient l’Europe entière.

            Les trois parties suivantes traitent des arsenaux, de leurs approvisionnements et des finances, c’est à dire de la volonté politique, de la possibilité financière et de la capacité technique et industrielle de construire et d’entretenir des flottes de guerre. La sixième partie traite des hommes, officiers généraux, officiers et équipages, c’est à dire pour faire court de l’efficacité attendue des forces constituées. Quand les colons américains se soulevèrent, la marine française était prête.

            Choiseul qui prit en 1761 le portefeuille de la Marine fit de son mieux pour convaincre le roi de l’intérêt d’une politique maritime déterminée. La guerre sur mer nécessite des plans à trop long terme pour qu’il ait été en mesure de compenser les effets déplorables de l’incurie de ses prédécesseurs. Sartine fut appelé à la Marine en 1774, sur la suggestion de Maurepas que Louis XVI avait rappelé comme ministre d’Etat. Comme son protecteur un demi siècle plus tôt, il ignorait tout de la mer et, comme lui, il fut un bon ministre. S’entourant de collaborateurs compétents, il lança un ambitieux programme de constructions neuves et homogènes auquel s’intéressa Louis XVI. Administrateur au dos large, Sartine engageait avec enthousiasme, pour soutenir la flotte, des dépenses et des emprunts échappant quelquefois au contrôle des finances. Le gouffre de la marine finit par inquiéter Necker, le forçant à se retirer en 1780. Charles de La Croix, marquis de Castries, qui lui succéda, arrivait de l’armée auréolé d’un grand prestige, et il fut en effet un secrétaire d’Etat éminent, poussant l’effort des arsenaux, dynamisant les opérations navales, et tirant des enseignements utiles du déroulement de la guerre.

            Les opérations navales feront l’objet d’un second volume. Disons quand même, pour le préfigurer et éclairer cette recension, que, plus important à long terme que Trafalgar, et beaucoup moins fameux, l’un des engagements navals qui firent basculer l’histoire, se déroula en baie de Chesapeake sous le cap de Virginie le 5 septembre 1781. Empêchant les Anglais de ravitailler leur garnison assiégée par les forces combinées franco-américaines, la détermination de l’amiral de Grasse contre la flotte anglaise des amiraux Graves et Hood entraîna la chute de Yorktown le 19 octobre et rendit inéluctable l’indépendance des États - Unis d’Amérique. Suffren mena de 1781 à 1783 aux Indes une dure campagne combative contre l’escadre anglaise plus puissante de l’amiral Hughes, qu’il bouscula sans répit, et poussa à la défensive, soutenu sans réserve par Castries. Bien qu’il ne pût compter sur le soutien de bases arrière, il innova en tout, tacticien de génie à l’instar de Ruyter et de Nelson. Sa dernière victoire devant Gondelour le 20 juin 1783 fut connue trop tard pour être prise en compte dans les négociations du traité de Versailles. Fêté à l’île de France (Maurice), acclamé en libérateur par les Hollandais du Cap, Suffren fut accueilli en héros à Paris, et fut reçu par Louis XVI.

            La Marine française joua à cette grande époque un rôle de premier plan grâce à une excellence qui la rendait capable de bousculer la Royal Navy. C’était avant que les dogmes égalitaires et les désordres révolutionnaires ruinent pour longtemps la marine de la guerre d’Amérique, une armée d’élite dont le professionnalisme ne souffrait ni l’indiscipline ni l’improvisation, même portée par un enthousiasme républicain. Le prince de Joinville écrirait plus tard dans ses souvenirs : « « Nos équipages étaient d’une vaillance qui a souvent été jusqu’à l’héroïsme, mais ils ne savaient rien. Ils recevaient la mort sans la donner.»