Correspondance, 1946-1954

Recension rédigée par Jean Martin


    L'ombre de l'Aigle des mots, le grand duc d'un peuple d'images à conduire aux mers mortes  planera sans doute à jamais, aux côtés de celle de Valéry, sur la poésie du siècle écoulé. Mais Valéry appartenait à la race des artisans et Saint-John Perse à celle des prophètes. Et le souffle puissant du poète d'Anabase est venu de l'au-delà des mers. Il n'y a pas de transgression à l'évoquer dans un périodique édité par une académie ultramarine.

Cette œuvre n'a sans doute pas fini d'inspirer les critiques ni les auteurs de travaux académiques. Nul n'ignore que Saint-John Perse a su construire sa légende et modifier à son gré la biographie d'Alexis Léger. L'édition des "œuvres complètes" publiée par la Pléiade en 1972, contient un grand nombre de lettres adressées aux destinataires les plus divers. Dans l'une d'elles, écrite à Pékin en février 1917, adressée à sa mère, Madame Amédée Saint-Leger Leger, le poète prévoit l'instauration en Chine d'un régime marxiste-léniniste : beau don de prophétie à une époque où la Révolution d'Octobre n'avait pas encore éclaté et où Lénine n'était qu'un obscur bolchevik réfugié quelque part en Suisse. Caveat vates! Mais il est vraisemblable que cette lettre fut écrite quarante ans plus tard, en vue de la composition du volume de la Pléiade et de longues années après la mort de sa mère, disparue en 1948…

La page 4 de couverture nous apprend que cette correspondance commence après l'exil de Perse aux Etats-Unis. Précisons quand même qu'elle commence bien après puisque Alexis Léger était déjà aux Etats-Unis en septembre 1940 alors que la première lettre de ce recueil est datée de 1946. Elle se compose de 54 lettres d'Alexis Léger et de 37 de Calouste Gulbenkian. La grande majorité de ces missives a été écrite en 1950, 1951 et 1952. Capitaliste arménien établi à Lisbonne, Calouste Sarkis Gulbenkian, héritier de la Turkish Petroleum co. et fondateur de la Shell, maître d'une immense fortune, collectionnait les œuvres d'art. Il partageait son existence entre Lisbonne, son hôtel particulier de l'avenue d'Iéna à Paris, et son manoir de Deauville. Collectionneur, il était aussi mécène. Il avait connu Léger en 1925, l'année où ce dernier devint directeur du cabinet d'Aristide Briand. Une amitié s'était nouée et Gulbenkian s'en souvint quand il vit son ami dans une situation matérielle un peu difficile aux Etats-Unis. A partir de 1949, il lui assura une rente. Pour que celle-ci ne ressemblât pas trop à une charité, il fut convenu qu'elle constituerait la rétribution des informations et des conseils que Léger donnerait à son ami en matière de politique générale et de choix des œuvres d'art. Ceci explique le contenu de ses lettres.

« Je crois à peu près la moitié de ce qu'il me dit » écrivait Katherine Biddle qui fut sa confidente et son admiratrice lucide et qui partageait la très haute estime dans laquelle son mari, le magistrat et écrivain Francis Biddle, attorney général des États-Unis, tenait le poète. Il y a sans doute lieu d'ajouter plus de créance aux propos qu'il tient à son ami et évergète Calouste Gulbenkian.

Depuis 1946, Léger n'est plus consultant à la Bibliothèque du Congrès (soit dit en passant, il n'a jamais appartenu au personnel de celle-ci, étant rétribué par une fondation privée, largement financée par les Biddle). Il ne coule pas encore les jours heureux qu'il vivra aux côtés de Dorothy Milburn Russel qu'il épousera en 1958, mais il la connaît et vante ses qualités ( lettre 77 pp. 287-288). Il n'est pas encore tombé dans la gloire que lui vaudra le Prix Nobel en 1960. Il semble mener une vie très retirée, évoluant dans un cercle très étroit d'amis appartenant tous à l'élite intellectuelle. Ce solitaire n'en disposait pas moins d'un influent réseau de relations, mais le temps n'est plus où il apparaissait sous les lustres à facettes, énonçant poétiquement de splendides futilités, avant de s'en aller faire le mouvement des ambassadeurs... Il dit à son ami qu'il passera Noël 1951 reclus dans sa chambre (lettre 52 p. 232) ; qu'en fut-il en réalité? Il aurait aimé vivre dans un cottage en bord de mer (c'est d'ailleurs ce qui lui arrivera à partir de 1957, mais la belle demeure des Vigneaux, à Giens, d'où il observera les oiseaux de mer, n'est pas un rustique cottage). Il travaillait beaucoup, notamment à la rédaction d'Amers, voyageait quelquefois dans l'Ouest et surtout dans le Maine et le Nouveau-Brunswick, cabotant d'île en île et s'embarquant avec les pêcheurs de la Baie de Fundy. La lettre 23 (p. 110) nous éclaire  sur la situation matérielle du poète en 1950. Il vient d'être mis à la retraite par le Quai d'Orsay et doit se contenter d'une pension annuelle de 400.000 francs. Ce n'était certes pas un pactole, même en 1950, pour qui vit aux États-Unis, mais beaucoup se contentaient de moins. S'y ajoutent des contrats d'édition. Auparavant, et depuis sa réintégration au Quai d'Orsay en septembre 1944, il percevait sa demi-solde d'ambassadeur de France en disponibilité, dont il laissait une partie à une de ses sœurs, célibataire. Avait-il perçu un rappel pour les années 1940-44 ? Des recherches d'archives pourraient élucider et vérifier tous ces points. On lui proposa la chaire de Poétique que Valéry avait illustrée au Collège de France, mais il repoussait toute idée de retour en France, la vie parisienne n’ayant pour lui que peu d'attrait, et de plus, il jugeait médiocre la rémunération afférente à cet emploi.

On trouvera (notamment dans les lettres 33 et 56) quelques jugements sur le personnel politique de la Quatrième République, dont il déplore le piètre niveau : il a bonne opinion d'Edgar Faure et des radicaux, considère Robert Schuman comme un très honnête homme, timide et naïf, peu apte à négocier avec les Américains, et le verrait mieux à sa place dans un couvent (p.164). Il juge Bidault sans substance ni caractère et pense que les chrétiens démocrates n'ont pas de racines, ni d'avenir, dans le pays. Le projet d'armée européenne (CED) lui semble absurde (p. 233). Il porte des jugements sévères sur Jean Monnet, ce qui est assez étrange, puisqu'il avait lui-même conçu un plan d'union européenne avec présidence tournante. Les communistes et les gaullistes sont ses grands ennemis. Il dénonce par ailleurs, en 1952, l'inconséquence et l'hypocrisie de la politique française à l'égard du monde arabo-musulman (lettre 64 p. 258). Il rejoint sur ce point l'opinion de son interlocuteur.

Sur le plan artistique, l'événement majeur fut d'octobre 1950 à mai 1951, l'exposition à la National Gallery of Art de Washington, de 40 toiles de la collection Gulbenkian (lettre 32, octobre 1950). Léger, qui en avait supervisé l'économie, donne un compte-rendu enthousiaste de l'inauguration. Rembrandt, Rubens et Van Dick côtoyaient La Tour et Fragonard, Corot et Cézanne, Degas et Renoir. Le succès couronna cette manifestation, mais la presse new-yorkaise se montra un peu réservée, comme elle l'est souvent à l'égard des événements artistiques qui se tiennent à Washington.

Moins nombreuses et quelquefois laconiques, les lettres de Gulbenkian, dactylographiées sous la dictée, offrent moins d'intérêt. Elles expriment des sentiments affectueux et émanent visiblement d'un octogénaire éprouvé par le veuvage, soucieux de sa santé (il mourra en 1955) et plus encore de celle de sa fille, inquiet de la menace communiste, redoutant l'éventualité d'une troisième guerre mondiale, que Léger, pour sa part, jugeait improbable, ne croyant pas à une volonté de guerre russe (lettre 25).

La présentation générale, due à Vasco Graça Moura, est concise et digne d'éloges, tout comme l'appareil critique. Le lecteur risque toutefois de refermer ce livre avec le sentiment que le titre est mal choisi: ces lettres, qui d'ailleurs sont signées Alexis Léger (ou Douglas, nom de code pour éviter la censure) et jamais Saint-John-Perse, nous instruisent sur le mode de vie d'Alexis Léger dans les années concernées, sur sa pensée politique, sur ses réflexions en matière d'art, de peinture notamment, mais elles ne nous apprennent à peu près rien sur Saint-John Perse. Ceux qui sont sensibles à la poésie des vaisseaux, des amers, des banyans sous la pluie, des chants pour un équinoxe, s'en trouveront peut-être déçus.