Sadegh Hedayat et les écrivains occidentaux

Recension rédigée par Jean Martin


                Considéré par un grand nombre de spécialistes de littérature persane contemporaine comme l'un des plus grands écrivains de l'Iran moderne, Sadegh Hedayat est né en 1903 à Téhéran dans une famille d'intellectuels et de hauts fonctionnaires, de petite aristocratie: son arrière grand-père, Mirza Réza Koli Khan Hedayat, (1800-1871) fut à son époque un écrivain et un poète connu et respecté, historiographe de la cour des Qadjars, un temps précepteur des enfants du Shah, parmi lesquels le futur Shah Mozafareddine. Lui-même fut élève au collège Saint Louis de Téhéran, tenu par des lazaristes français, (L'un de ces religieux l'initia aux auteurs français)  puis il fréquenta l'institution étatique Dar al-funun. Bénéficiaire d'une bourse d'études, il vécut en Europe de 1925  à 1930.  Il étudia d'abord l'ingénierie pendant un an en Belgique, puis vint en France où il suivit des cours d'architecture et s'inscrivit enfin en chirurgie dentaire, sans acquérir aucun diplôme dans aucune de ces disciplines. A Paris on lui connut une liaison avec une jeune femme du nom de Thérèse, puis en avril 1928, il tenta de mettre fin à ses jours en se jetant dans la Marne au pont de Nogent, mais des pêcheurs le recueillirent et le ramenèrent à la rive. Rentré en Iran en 1930, il occupa un temps divers petits  emplois, notamment à la banque d'Etat. Il fit aussi des traductions d'auteurs occidentaux et séjourna en Inde de 1936 à 1938. C'est à son retour qu'il fit la connaissance du jeune diplomate et orientaliste Roger Lescot : rencontre décisive puisque Lescot, qui lui consacra un article  à Beyrouth dès 1942, traduisit en français son roman La chouette aveugle. (qui avait été publié à Téhéran en 1941).  Il se rendit à Tachkent, en Ouzbékistan, à l'invitation du gouvernement soviétique (1944), et revint à Paris en décembre 1950 pour y vivre dans la pauvreté. C'est là qu'il se suicida au gaz, dans une chambre d'un hôtel minable de la rue Championnet, le 9 avril 1951, après avoir brûlé ses manuscrits et laissé en évidence le montant de ses obsèques…

               Il fut inhumé au Père-Lachaise. Une existence misérable, celle d'un écrivain "maudit", décadent, asservi à la vodka et à l'opium, qui n'est pas sans évoquer celle de Baudelaire. Mais, tout comme l'auteur des Fleurs du Mal, Hedayat laissait derrière lui une importante œuvre littéraire qui l'a mis au premier rang des auteurs de son pays. Grâce à lui, ainsi que le note l'auteure dans sa conclusion, (p.200) la littérature persane avait conquis une place dans la littérature universelle moderne. Universitaire iranienne, Firouzeh
Mortazi-Tehrani a entrepris d'étudier les influences que les auteurs et les courants littéraires occidentaux ont pu exercer sur l'œuvre d'Hedayat. Elle commence par brosser un tableau de la prose iranienne moderne, caractérisée par l'ouverture sur l'Occident,  qui s'est substituée à l'ancienne littérature de cour après la révolution constitutionnelle de 1906.  Elle aborde ensuite les années de formation d'Hedayat et notamment son séjour en France où, négligeant ses études, il passait son temps à la lecture des auteurs français et étrangers les plus divers, visitait les musées et les monuments, suivait en Sorbonne les cours du Pr. Emile Haug en auditeur libre, traduisait des auteurs iraniens en français, commençait à écrire ses premières nouvelles. Le retour en Perse, sans diplôme,  eut des accents de catastrophe personnelle, professionnelle  et familiale.

               L'influence de Baudelaire est étudiée pp. 37-43. On lira d'intéressants rapprochements entre les textes des deux auteurs et des considérations sur le thème de l'ennui, du spleen, de la solitude, du rejet des conformismes sociaux qui leur est commun, de l'évasion dans l'alcool et la drogue, du suicide et de la mort, seul moyen d'échapper à cet ennui, qui a hanté  leurs deux vies gâchées. Apparaîtront encore bien d'autres comparaisons avec Baudelaire, notamment au chapitre : La notion de l'amour et l'image de la femme
(pp. 113-127), où la figure de Jeanne Duval est largement évoquée. Ce pessimisme morbide reparaît au chapitre Le problème de la mort p.167.

               On trouvera également (pp.51-55) d'intéressants rapprochements avec les auteurs de contes fantastiques, Guy de Maupassant (solitaire et rêveur comme lui-même, dont il avait traduit certaines œuvres et dont il partageait l'admiration pour Schopenhauer), d'Edgar  Poe et d'Hermann Hesse (pp. 69-73). On lira également de bonnes pages sur l'influence de Kafka, (sur lequel il avait écrit un essai), sur celle de la littérature russe, notamment de Dostoïevski et de Tchekhov, et sur celle de Sartre (p.65). Cette dernière n'est pas considérable puisque La nausée a été écrite bien après la Chouette aveugle, mais son découragement devant l'existence n'est pas sans analogie avec celui de Roquentin à Bouville.

               Au chapitre intitulé Hedayat et l'athéisme, (p.85-92), Firouzeh Mortazi analyse la position de Hedayat par rapport au religieux. Elle le dépeint comme farouchement athée, apparenté aux écrivains les plus irréligieux et les plus sceptiques de l'Europe moderne, tels Kafka et Sartre. Ce propos mérite peut-être d'être nuancé. Il convient de rappeler que Hedayat appartient, par ses origines maternelles, à la confession zoroastrienne, (ce qui n'est nulle part mentionné dans cet ouvrage). Cette communauté a été longtemps persécutée en Iran et l'est peut-être encore, bien qu'elle soit représentée au Majlis de la République islamique. Ceci pourrait expliquer la haine qu'il voue au chi'isme duodécimain, religion officielle de l'Etat iranien, et à son clergé, la hiérarchie des mollahs et des ayatollahs enturbannés de vert, qu'il qualifiait de têtes de choux. Pour lui l'islam n'est qu'une invention des Juifs qui, pour fonder un Etat capable de résister aux hégémonies byzantine et sassanide, ont hissé un quidam (sic) sur un piédestal…un chamelier… (La chouette aveugle citée p.86). À Bombay, il vécut au sein de la communauté zoroastrienne (Parsie) de cette ville. C'est là qu'il s'initia à la langue pehlevi (Moyen Perse), en usage au temps des Sassanides. Comme l'a bien vu Mme Mortazi-Tehrani  (p. 15), Sadegh vouait un amour-haine à son pays et il était au fond fier de sa culture persane, il avait une passion pour sa langue, ainsi que l'écrira plus tard Vincent Monteil (p.109). Il traduisit quelques unes des œuvres d'Omar Khayyam, comme lui poète pessimiste. (Khayyam représente une exception car Hedayat avait la poésie persane classique en aversion). Mais dans ce pessimisme et ce dolorisme qui hantent son œuvre ne peut-on déceler une influence du dolorisme chi'ite, ce cet aspect d'église souffrante, d'autoflagellation et de martyre qui a souvent caractérisé cette communauté ?

               L'œuvre de Hedayat ne sera connue en France qu'après sa mort : Le poète surréaliste Georges Ribemont-Dessaignes rendit hommage à sa mémoire et Roger Lescot lui consacra un article dans les Nouvelles Littéraires, (mai 1951) dans lequel il écrivait : "Le nom de Sadegh Hedayat demeurera comme celui du principal fondateur des lettres iraniennes modernes" puis il fit publier  sa traduction de La chouette aveugle chez José Corti, l'éditeur des surréalistes et de Julien Gracq. André Breton et Henry Miller saluèrent cette œuvre dès sa parution (Breton la mit au rang des classiques du surréalisme) et José Corti lui-même a dit toute l'admiration qu'elle lui inspirait. D'autres hommages suivirent, dont celui de Vincent Monteil, publié à Téhéran en 1952, ainsi que d'autres  traductions, dont celle de la vie d'Omar Khayyam en 1954.

               Qu'il nous soit permis de formuler quelques remarques de détail: Nous avons relevé quelques maladresses de style, excusables chez un auteur étranger. Sadegh était
l'arrière-petit-fils et non le petit-fils du critique Reza Gholi Hedayat (p.15). Sa famille, très liée aux Qadjar, et comptant de grands serviteurs du régime et des militaires de haut rang, ne peut être considérée comme appartenant à la classe moyenne, même s'il avait lui-même des allures de petit bourgeois (p.15). Peut-on suivre Mme Mortazi-Tehrani quand elle écrit (p.84) que beaucoup d'intellectuels comme Hedayat avaient du mal à trouver leur place, ou un poste qui corresponde à leurs études supérieures en Europe. C'est oublier que Hedayat était  revenu d'Europe sans aucun diplôme ni aucune qualification et qu'on voit mal quel emploi le gouvernement de son pays aurait pu lui proposer.

               L'on pourrait observer (p. 216) que les manuels Lagarde et Michard (XIXe et XXe) n'ont peut-être pas leur place dans la bibliographie d'un travail scientifique (ce qui ne retire rien à la haute estime en laquelle nous tenons cette collection, qui figure en bonne place dans notre bibliothèque). Nous adresserons la même remarque à propos du dictionnaire des œuvres publié chez Robert Laffont.