Les cent ans du

Recension rédigée par Gérard Dédéyan


Le livre est sous-titré  « Découvertes et nouveaux regards sur l’ouvrage Les quarante jours du Musa Dagh et sur Franz Werfel ».

Professeur à l’université libre de Tel Aviv, enseignant également à l’université américaine d’Erevan, Yaïr Auron s’est spécialisé dans l’étude des génocides, plus particulièrement du génocide des Arméniens et de la Shoah. Dans l’esprit des « Justes bibliques », et sur la base d’une documentation passée au crible de la critique historique, il milite, dans ses conférences et par ses livres pour la reconnaissance du génocide des Arméniens par l’État hébreu (Israël et le génocide des Arméniens, SIGEST, 2017), pour le respects des droits des Palestiniens (il réside à Neveh Shalom -Vahat el Salam, la seule communauté judéo-arabe en Israël) et s’attache à identifier chez les Arméniens des « Justes parmi les nations » (ce qu’illustre son livre publié en 2016 chez SIGEST, Sauveurs et combattants : la famille Aznavour et l’Affiche rouge).

Dans l’Avant-propos de son livre « Les cent ans du Musa Dagh », qu’il dédie « À la mémoire des innocents victimes des génocides arménien et juif », Yaïr Auron confie: « J’étais très jeune la première fois que j’ai entendu parler des Quarante jours du Musa Dagh, et, à l’époque cela ne m’avait pas affecté en profondeur. J’y suis revenu plus tard, quand j’ai commencé à étudier la question, fascinante et si complexe, des relations entre Juifs et Arméniens, avant, pendant et après les terribles génocides subis par les deux peuples au cours du XXe siècle. Cette fois, j’ai relu ce récit avec voracité et il a eu sur moi un effet puissant ».

Yaïr Auron présente avec précision le contexte historique de la publication du livre. Le roman de Franz Werfel parut en 1933, alors que Hitler venait d’arriver au pouvoir, accédant à la charge de chancelier. Le journal des SS en mentionnait l’auteur comme un ennemi « qui a concocté des atrocités commises par les Turcs contre les Arméniens ». Le livre fut interdit en Allemagne, mais lorsqu’il fut publié aux États-Unis, en 1934, il s’en vendit 34.000 exemplaires en deux semaines. Les pressions du gouvernement turc – qui « dénonçait » l’origine juive de l’auteur, firent que la Metro-Goldwyn-Mayer mit un terme à son projet, formé en 1935, de tirer du roman un long métrage. Le premier article se référant à l’ouvrage parut à Bucarest, sous la plume de l’évêque arménien, le futur catholicos de tous les Arméniens Vazgen Ier. Les quarante jours du Musa Dagh eut un très fort impact sur la jeunesse juive qui s’affirmait en Eretz Israël et sur celle qui, en Europe, allait entrer dans la tourmente de la Shoah.

Le roman, avec une dimension prophétique, laissait entrevoir ce qui allait se passer dans les ghettos d’Europe.

Les quarante jours du Musa Dagh relate l’épopée des Arméniens des villages proches du golfe d’Alexandrette qui déjouèrent le plan de déportation du gouvernement jeune-turc visant en réalité à l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman (le premier acte du génocide fut, le 24 avril 1915, l’arrestation de l’élite arménienne de Constantinople). Les Arméniens se replièrent, avec femmes et enfants, dans le Musa Dagh (la Montagne de Moïse) et, à partir du début de juillet 1915, résistèrent pendant plus de quarante jours à une armée turque infiniment supérieure en effectifs et en armement, jusqu’à leur sauvetage par la flotte française, en septembre de la même année. Précisons que derrière Gabriel Bagradian, le héros des Quarante jours du Musa Dagh, chef de la résistance, se cache un personnage réel, Movsês Der Kaloustian (1885-1984), ancien officier de l’armée ottomane, puis membre de la Fédération révolutionnaire arménienne, qui organisa l’autodéfense de ses compatriotes. Après l’évacuation de ceux-ci par la Marine française, il servit dans la Légion d’Orient, bientôt devenue Légion arménienne, fut nommé préfet de district dans le sandjak d’Alexandrette après l’abandon de la Cilicie- placée sous mandat français (1918-1921)- par le gouvernement Franklin-Bouillon, et servit de nouveau dans l’armée française de 1939 à 1942. Élu député au Parlement libanais, Der Kaloustian s’employa au développement du village d’Anjar – où ses restes furent inhumés, avec ceux de sa femme – qu’il avait fondé pour ses compatriotes du Musa Dagh. La communauté arménienne du Musa Dagh avait eu également un chef spirituel, le Pasteur Dikran Andréasssian, qui nous a laissé son témoignage « Comment un drapeau sauva quatre mille Arméniens » (Paris, 1916). Yaïr Auron décrit aussi le sauvetage, opéré à l’initiative du vice-amiral Louis Dartige du Fournet qui, n’ayant reçu aucun ordre en ce sens, eut le courage de prendre ses responsabilités d’homme et de soldat, après avoir vu les drapeaux agités par les résistants du Musa Dagh, l’un portant l’inscription « chrétiens en détresse », l’autre marqué d’une grande croix rouge. C’est ainsi que, au cours de l’évacuation, qui eut lieu dans la deuxième semaine de septembre 1915, plus de quatre mille Arméniens furent sauvés, à commencer par les femmes, les enfants, les personnes âgées, les combattants embarquant le dernier jour dans les canots de sauvetage.

Franz Werfel (1890-1945), né à Prague dans une famille de religion juive, mobilisé dans l’armée allemande pendant la Première Guerre mondiale, dut se réfugier en France après l’Anschluss de l’Autriche en 1938, et effectua un long séjour dans le Midi, marqué par de nombreuses visites à la grotte de Lourdes, visites qui furent à l’origine de son roman « Le chant de Bernadette », publié en 1942 aux États-Unis où Werfel et son épouse, Alma Mahler – veuve du compositeur Gustave Mahler, divorcée de l’architecte Walter Gropius – s’étaient réfugiés en 1940, et devenu aussitôt un best-seller porté à l’écran avec le plus grand succès par Henry King, en 1943.

Selon Yaïr Auron, Werfel faisait partie d’un large groupe d’auteurs et d’artistes judéo-allemands, écrivant en allemand, actifs pendant la période allant de 1875 à la fin des années trente, jouant un rôle capital dans la florissante culture allemande de l’époque. L’avènement des nazis mettait fin à cette symbiose, où des intellectuels hors pair comme Marx, Kafka, voire Freud et Einstein se posaient des questions sur leur judéité.

Selon Meyer Weisgal, sioniste ardent et metteur en scène d’une pièce de Werfel montée aux États-Unis en 1937, « La route éternelle », racontant l’histoire quadrimillénaire du peuple juif, Werfel lui avait confié, en 1934, que les Arméniens étaient ses « Juifs de substitution », en raison du questionnement qu’il avait sur ses origines. Yaïr Auron estime que, témoignant d’un mysticisme proche du hassidisme, Werfel, finalement, n’évolua pas vers le catholicisme par solidarité avec les victimes du nazisme. Mort en 1945, il ne put réaliser son projet d’écrire un roman sur les destinées juives.

Lors de son premier séjour en Palestine, en 1925, Werfel, très frappé par cette première expérience, gardant ses distances vis-à-vis de ses racines, mais s’interrogeant sur l’expérience sioniste, fut « lâché » par Alma Mahler, alors sa compagne, qui ne retrouvait guère en Eretz Israël l’ambiance de la vie à Vienne, qu’elle avait contribué à animer. Les années précédentes, à l’insu d’Alma, Franz Werfel avait pris un « bain de culture juive » : reconnaissant son humanité juive, il se disait chrétien en esprit (sa tragédie, Paul, ainsi appelée par référence à Paul de Tarse, qui suivit le Christ, mais revendiqua toujours ses racines juives, ne fut publiée qu’en 1926). Werfel se maria avec Alma en 1929, après avoir quitté (seulement en apparence), la communauté juive, ce qui était la condition du mariage.

Néanmoins, lors du second voyage en Palestine, en 1930, Alma se plut à Jérusalem, Franz, sans y adhérer, admira alors, réellement, le projet sioniste. C’est alors la vue d’enfants faméliques, à Damas, dans une fabrique de tapis, qui fit entrevoir à Werfel « cette incompréhensible destinée de la nation arménienne ».

En 1929, Franz Werfel reçut une précieuse croix de la part du patriarche arménien de Jérusalem, Yéghichê Tourian, témoignage de reconnaissance pour son empathie avec le drame arménien, croix qu’il garda avec lui toute sa vie et qui est conservée dans l’église de la Congrégation mékhitariste à Vienne. En 1931/2, Franz Werfel étudia pendant des mois, chez les Mékhitaristes, des documents relatifs au génocide des Arméniens. Comme on le sait, après l’accession de Hitler à la chancellerie, les livres de Franz Werfel furent brulés. Achevé en toute hâte, les Quarante jours du Musa Dagh put être diffusé en Allemagne et en Autriche jusqu’à son interdiction en 1934. Le manuscrit du livre est également conservé chez les Mékhitaristes de Vienne.

On ne peut que s’étonner avec Yaïr Auron que, en 1933, entre l’autodafé de ses livres et l’interdiction des Quarante jours, Werfel ait été candidat à Berlin à l’Union des écrivains, d’obédience nazie : est-ce pour préserver son œuvre, en particulier le chef-d’œuvre en gestation ? Était-ce pour marquer – de manière choquante- ses distances vis-à-vis du judaïsme ? Nous opterions plutôt pour la première hypothèse.

En 1975, un universitaire américain d’origine arménienne, Vartan Gregorian, de concert avec un collègue juif, Adolf Klarmann, enseignant comme lui à l’université de Pennsylvanie, se fit un devoir de rapatrier le corps de Franz Werfel de Los Angeles à Vienne où une stèle mémorielle, sculptée par Anna Mahler (née du premier mariage d’Alma), portant l’effigie de l’écrivain et sommée de l’inscription en arménien Mousa Ler (Musa Dagh), fut érigée dans le cimetière central de Vienne.

La tombe fut bénie par l’évêque arménien de Vienne, le Mémorial fut inauguré, en présence du ministre des Affaires étrangères d’Arménie, Oskanyan, et du maire de Vienne, à une date intermédiaire entre le début du génocide des Arméniens et celui du soulèvement du ghetto de Varsovie.

Yaïr Auron évoque les réactions suscitées en Eretz Israël par la traduction des Quarante jours en hébreu, réactions soit positives, par suite de la prise de conscience d’un parallélisme des destinées juive et arménienne, soit négatives, en raison des différences constatées, l’ostracisme frappant les Juifs s’avérant quasi universel, le rejet des Arméniens ne concernant que les sujets ottomans. Il aurait fallu observer que Juifs et Arméniens se rejoignaient dans leur fidélité inébranlable à leur foi, les Juifs étant le peuple de la première Alliance, les Arméniens étant la première nation officiellement chrétienne (au tout début du IVe siècle). Franz Werfel n’est cependant l’objet de critiques virulentes qu’après la Shoah, étant accusé par certains d’avoir rejoint les « ennemis » des Juifs, en raison de sa distanciation vis-à-vis de ces derniers.

Il n’empêche, rappelle Yaïr Auron, que le roman arménien de Franz Werfel fut une référence dans la résistance des Juifs aux nazis, en Palestine, mais surtout en Europe. Appréhendant, en 1942, une invasion des Allemands, qu’ils auraient contrée à partir du Mont Carmel, les Juifs de Palestine conçurent un plan de défense baptisé Plan Carmel, Plan Massada (en souvenir de la résistance des Juifs, en 70-73, à l’armée romaine qui tentait de leur reprendre cette forteresse surplombant une montagne), Plan Musa Dagh (ils redoutaient aussi le sort réservé aux Arméniens en 1915). Mais c’est surtout dans les ghettos d’Europe centrale que le roman de Werfel stimula l’esprit de résistance : en 1943, en Pologne, un Juif du ghetto de Bialystok affirmait : « Il ne nous reste qu’une possibilité, celle d’organiser la résistance collective dans le ghetto, quel qu’en soit le prix ; voir le ghetto comme notre Musa Dagh […] » !

Pasya Mayevska témoignait à propos d’un ghetto de Biélorussie : « Le livre de Franz Werfel circulait partout, à l’époque, et racontait la révolte héroïque d’un groupe d’Arméniens pendant les massacres turcs ».

Un critique littéraire célèbre, Marcel Ranicki, rescapé du ghetto de Varsovie, témoigne que le roman de Werfel avait connu « un succès inattendu dans le ghetto, où on se le passait de main en main ». Le livre ne fut sans effet non plus sur les mouvements juifs de résistance en Europe occidentale. D’après une étude en 1997, les livres les plus lus par les adultes dans les ghettos étaient « Les Quarante jours » et « Guerre et Paix » de Tolstoï. La lecture du roman de Franz Werfel fut d’autant plus facilitée qu’il avait été traduit en yiddish au plus tard en 1938.

La mémoire du Musa Dagh fut ravivée à l’occasion du transfert des rescapés de la Shoah en Palestine – au prix de mille dangers –, dans la mesure où les navires passaient au large du Musa Dagh, par le golfe d’Alexandrette : c’est ainsi que Yossi Horel, futur capitaine de l’Exodus en 1947, fut bouleversé, lors de sa précédente mission en 1946, lorsque, perçant la nuit d’hiver, son regard discerna le Musa Dagh, immédiatement associé à Massada, où il avait eu l’opportunité de se rendre.

Yaïr Auron rappelle que ce fut l’honneur du ministre de l’Éducation, Yossi Sarid, de s’engager, en 2015, lors du rassemblement au Mémorial arménien de Jérusalem, à faire entrer la lecture des Quarante jours dans les programmes scolaires, au péril de son poste, qu’il perdit peu de temps après, l’État d’Israël préférant nier le génocide des Arméniens – et par là affaiblir la mémoire de l’Holocauste - plutôt que de compromettre ses relations avec la République turque.

C’est en conjuguant éthique et réalisme que le journal The Jerusalem Post rappelait, le 4 novembre dernier, que le moment était venu de reconnaître enfin, officiellement, le génocide des Arméniens, à la faveur de la détérioration des relations turco-israéliennes et du vote récent, aux États-Unis, par la Chambre des représentants, de la reconnaissance de ce génocide.

Dans son Avant-propos, Yaïr Auron souligne fortement le caractère prophétique des Quarante jours du Musa Dagh : « J’avais beau lire un livre sur le génocide des Arméniens, au fil de nombreux passage, j’avais l’impression qu’il parlait de l’Holocauste juif. Par beaucoup de traits, il m’était difficile de croire que ce récit ait été écrit avant l’Holocauste, et non pas après ».