André Demeerseman, 1901-1993 : à Tunis, soixante ans à l'Institut des belles lettres arabes, IBLA

Recension rédigée par Annie Krieger-Krynicki


            Il s’agit du portrait du fondateur de l’Institut des belles-lettres arabes à Tunis mais il ne faut pas s’attendre à la description de la vie de la revue qui en dépendait, Ibla. C’est l’hommage rendu au père Demeerseman, son oncle par un autre Père blanc, lui-même membre de l’IBLA et supérieur des maisons de Tunisie puis du Maghreb. Mais se déroule en filigrane toute la vie politique de la Régence jusqu’après l’indépendance. Car le père André était une personnalité engagée, prévoyant à long terme l’évolution inévitable du protectorat français.

            Né en 1901 à Hazebrouck, ce Flamand comme on le surnommait, bien que né dans une famille française, entra au séminaire de philosophie des Pères blancs en 1919, où il fut attiré par l’étude de Descartes et du doute et de Taha Hussein (1889-1973), Égyptien moderniste, doyen de la faculté du Caire dont il fut évincé pour impiété en 1927. Il fut ordonné prêtre à la cathédrale Saint-Louis de Carthage, en 1928, après un passage à la maison des études où il apprit, selon la règle, un véritable métier : il choisit de devenir infirmier. Il continua à s’exercer à la pratique de la langue arabe littéraire à travers le Coran, mais aussi orale, grâce à ses contacts, car c’était un homme de communication et de dialogue.

            En 1930, la grandiose célébration eucharistique à Tunis le mit mal à l’aise. Il se rapprocha d’un jeune avocat nationaliste, Habib Bourguiba. Celui-ci, lors d’un colloque dirigé par une intellectuelle de Tunis sur la personnalité tunisienne et l’émancipation de la femme et auquel participait le père, s’éleva contre une « certaine occidentalisation ; la Tunisie devant conserver ses mœurs, ses coutumes », dilemme auquel se trouva  toujours confronté le Père blanc.

            A trente ans, il devint directeur de l’Institut d’études des langues et supérieur par interim. Son objectif était de faire connaître la Tunisie, sa culture, sa langue, ses traditions aux enfants européens selon le souhait de leurs parents. Il introduisit une méthode d’enseignement de l’arabe, tirée des Prolégomènes d’Ibn Khaldoun avec l’apprentissage de phrases, la primauté de l’oral et aussi la lecture de la presse algérienne et tunisienne. Il fut surtout en 1936-1937, à l’origine de l’Institut des belles-bettres arabes et de sa revue Ibla qui parut chaque trimestre sur 80 pages, avec des articles en français et en arabe, sur la sociologie, la religion, la littérature et les traditions populaires avec une bibliographie ancienne et contemporaine (sur Ibla, thèse de Willemart, 1999, Université de  Bruxelles). Le premier abonné fut le colon Philippe Noël, un des héros du Prince Jaffar de Georges Duhamel ! Le père André exprima dans ses pages son désir de modifier « l’esprit paternaliste et colonialiste de l’époque ».

            En 1943, il fut accusé de gaullisme et d’approuver les bombardements sur Tunis ! Les mouvements nationalistes le virent à leurs côtés lors la répression par l’armée, au Cap Bon, du soulèvement, en 1952 ; au point de recevoir l’injonction « Rentrez dans votre sacristie » de la part des colons, les Prépondérants, siégeant au Grand Conseil. L’attentat contre la grande poste de Tunis, qui fut incendiée, l’amène à se retrancher dans le travail. Il se lie avec Jacques Berque puis prononce une conférence sur « 60 ans de pensée tunisienne à travers les revues de langue arabe ». Il souligne « la difficulté de tenir compte de la logique européenne et aussi de celle des Tunisiens », se plaçant sous l’angle de « la psychologie sociale ».

            L’Institut, à l’étroit, du fait de son succès, rue des Glaciers, près de la Médina, il se porte acquéreur pour la congrégation, à Bou Khris près de La Marsa, d’un vieux palais bradé car l’épouse du propriétaire le croyait hanté par les djinns ! Il lui arrive d’intercéder à la prière de madame HabibWassila Bourguiba, en faveur de l’avocat, interné dans l’île de La Galite. Puis le 15 mars 1955, Edgar Faure accorde l’autonomie interne à la Tunisie. André Demeerseman publie en 1955 la plaquette Orient et Occident puis Tunisie, terre d’amitié devenue en 1957 Tunisie, sève nouvelle.

            Il accède à de nouvelles dignités : supérieur de la maison de Tunisie et vicaire général, mais en 1959, ses espoirs de rapprochement sont déçus : lui qui souhaitait « tunisifier l’Eglise », apprend que le gouvernement, à Kairouan, ville sainte de l’islam, exige le départ du curé et des Sœurs blanches, expropriant leur maison, l’église et le presbytère. Le bey destitué, la république proclamée, des négociations s’ouvrent avec le Vatican. Lucide, le père élabore des textes : « Il est à prévoir que le gouvernement tunisien arguant de la présence en pays musulman, incitera à la discrétion dans les manifestations extérieures du culte et dans l’enseignement de la  doctrine catholique dans le pays. Les lieux du culte ne devront pas être trop voyants et qu’il n’y ait plus de manifestations extérieures du catholicisme. Habib Bourguiba devra pouvoir présenter au pays l’accord éventuel du Saint-Siège comme une
« victoire sur l’Eglise, sa mise au pas ». Le corps du cardinal Lavigerie, exhumé de Carthage, est transféré dans la crypte des Pères blancs à Rome, le siège de l’archevêché de Carthage supprimé.

            « Est venu le temps de l’intériorité ». Le départ des Français facilite la nationalisation des édifices religieux qui trouble cependant les derniers habitants de la Petite-Sicile à Tunis. Le père A. Demeerseman sera désormais correspondant du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. En 1965, le couple Bourguiba visite officiellement le Domaine de Thibar des Pères blancs, près de Béja et son école d’agriculture, après sa nationalisation par la loi du 12 mai 1964. Le père se consacre à l’activité de conseil dans la bibliothèque d’IBLA et fête, en 1978, son jubilé de 50 ans de sacerdoce à la cathédrale de Tunis.

            Consacré homme de conviction, d’instruction, le créateur d’IBLA va rédiger un rapport sur ses nouveaux statuts : « institution privée dirigée par les Pères blancs mais institution au service de la Tunisie et de l’Eglise ». Il rédige d’autres ouvrages, regrettant  de ne pas s’être davantage penché sur ses  études d’arabisant, d’avoir été « la Tunisie française et la Tunisie catholique », de ne pas avoir eu plus de contacts avec « les ethnies israélite, italienne et maltaise ».

Il retrouve Denise Masson, une voisine d’Hazebrouck et l’aide dans sa traduction du Coran. Il quitte définitivement la Tunisie pour une maison de retraite de l’Ordre dans le midi de la France où il relit indéfiniment le Coran en arabe et la Bible. Pour les 50 ans de la revue Ibla, il décline l’invitation et la décoration du Mérite offerte par le gouvernement tunisien - il  avait reçu longtemps avant celle de la Légion d’honneur - sa santé fragile ne lui permettant plus de revoir la Tunisie à laquelle il s’était voué et il s’éteint en 1993.

                                                                                          



 
Les recensions de l'Académie des sciences d'outre-mer  sont mises à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 non transcrit.
Basé(e) sur une œuvre à www.academieoutremer.fr.