Des confréries soufies à l'islam de France : Louis Rinn, directeur des Affaires indigènes, 1838-1905

Recension rédigée par Jean Martin


            Les petits livres ne sont pas obligatoirement les moins enrichissants ni les plus dépourvus de questionnements. Mohamed Sadoun, qui fut un temps directeur d'école primaire, est aujourd'hui maître de conférences de culture générale, discipline dont nous ignorions qu'elle pût faire l'objet d'un enseignement. Il a consacré ces pages à la vie et surtout à l'œuvre du commandant Louis Rinn (1838-1905).  Issu d'une famille de grands intellectuels parisiens d'origine alsacienne, (son oncle fut recteur à Strasbourg), ce Saint-cyrien fut appelé à servir en Algérie en 1864, au départ pour combattre la révolte des Ouled Sidi Cheikh[2] puis, séduit par le pays et par ses habitants, il décida de poursuivre sa carrière dans les bureaux arabes. On sait que cette institution, fondée par Bugeaud en 1844 avait pour but d'assurer l'encadrement et la surveillance des populations autochtones algériennes, surtout rurales.

            Qu'était ce corps des officiers des bureaux arabes ? Le meilleur y avoisinait le pire. La position était rentable et pouvait séduire des officiers criblés de dettes, de jeu ou autres). On trouva des prévaricateurs et des brutes sans scrupules comme le capitaine Doineau à qui ses agissements criminels dans la région de Tlemcen valurent une triste célébrité. Et il y eut aussi des hommes remarquables par leur érudition, leur sympathie et leur grand dévouement pour les populations dont ils avaient la charge.

            Rinn appartenait de toute évidence à cette seconde catégorie. Il s'inscrivait dans la tradition de Bedeau et de Lapasset et apparaissait comme un précurseur de ces grands directeurs des affaires indigènes que furent les arabophiles libéraux Dominique Luciani et Augustin Berque. Après diverses affectations dans les bureaux du Constantinois, où il acquit une bonne maîtrise de l'arabe, il devint en 1879 adjoint au chef de service des affaires indigènes, puis en assura la direction de 1880 à 1885. Ce service jugé trop "arabophile" ayant été supprimé sur la pression du colonat, il fut pendant quelques années conseiller du gouvernement général pour les affaires indigènes[3].

            Comme Depont et Coppolani, Rinn est resté connu par ses recherches sur les confréries algériennes : celles-ci intriguaient d'autant plus le pouvoir colonial qu'elles avaient sous-tendu la plupart des mouvements de résistance à la pénétration française, qu'il s'agisse de celui de l'Emir Abd el Qader, de celui du bachagha Moqrani et de plusieurs autres. La Darqawiyya et la Rahmaniyya avaient été parmi les plus actives dans la lutte. De ces confréries, les officiers français ne savaient pas grand-chose. Certains les assimilaient  à la franc-maçonnerie, d'autres à des couvents peuplés de moines fanatiques. Une assez bonne description nous en est donnée au chapitre II et leur rôle politique dans les soulèvements et la résistance à la domination coloniale est bien mis en lumière aux chapitres III et IV.

            Le mérite de Rinn fut de dresser une carte de l'implantation des zaouias de ces confréries sur le territoire algérien, carte qui fut éditée à Alger en 1884 (cette carte, incluse dans l'ouvrage, nous est présentée par un bref texte introductif de Bernadette Nadia Saou-Defrêne, pp. 5-10).

            Le chapitre V nous décrit la longue lutte menée par le pouvoir colonial pour détruire l'influence des confréries qu'il jugeait archaïques et malfaisantes[4]. En c'est ainsi que le bénéfice de la loi de séparation de 1905 fut refusé à l'islam algérien. On lira en encart
pp.63-64, une notice biographique consacrée à Sidi Kaddour ben Ghabrit.  Originaire de Tlemcen, ce dernier fit ses études à la Qaraouiyyine de Fès et fut un temps cadi en Oranie avant d'être recruté comme drogman des consulats. Affecté à la Légation de France à Tanger, il rendit de grands services au ministre plénipotentiaire Eugène Regnault dans ses rapports avec le makhzen chérifien. Fut-il pour autant l'homme qui fit accepter le protectorat français par Moulay Hafid ? Menacé par l'insurrection des tribus, le sultan qui avait appelé les Français à l'aide, n'avait guère d'autre issue que de signer le traité de Fès.

            Mais de ce protectorat, il ne voulait pas (surtout quand il comprit que les Français  n'avaient tenu aucun compte de ses observations et de ses restrictions sur le texte) et il abdiqua quelques mois plus tard. Ce n'est pas sans quelque forfanterie que Si Kaddour se vantait d'avoir fait échec au dépècement du Maroc entre des puissances rivales. Le sort de ce pays avait été réglé par des accords internationaux et par l'acte d'Algésiras, à la négociation desquels il n'avait pas pris part. De 1912 à 1924, Ben Ghabrit fut détaché auprès du sultan Moulay Youssef en qualité de chef du protocole, avec rang de ministre plénipotentiaire (avec une interruption de quelques mois en 1916 quand il fit partie de la mission française du lieutenant- colonel Brémond au Hedjaz). Il fut un agent dévoué du protectorat mais ses relations avec Lyautey, qui le qualifiait d'aigrefin, ne furent pas toujours idylliques. En 1926, il fut désigné comme recteur de la mosquée de Paris qui venait d'être inaugurée. Il resta jusqu'à sa mort en 1954, une figure bien connue du Tout-Paris. Il aurait donné refuge à de nombreux Juifs pendant la guerre. (Il existe toutefois une polémique au sujet du nombre de ceux-ci).

            Au vingtième siècle, les confréries algériennes se trouveront plus ou moins asservies par le pouvoir colonial, ce qui jettera le discrédit sur elles et l'autorité française essaiera d'utiliser leur influence pour endiguer les progrès du nationalisme et la propagande réformiste des Ulama.  Elles se trouveront ainsi marginalisées tant sur le plan religieux que sur le plan politique (chapitre VI). Et la guerre d'indépendance se déroulera sans elles, voire contre elles, car le FLN qualifiait leurs responsables de collaborateurs et dénonçait leur charlatanisme (chapitre VII). Ce thème de la condamnation du charlatanisme se retrouvera dans le discours officiel des  dirigeants algériens après l'indépendance (chapitre VIII).

            Le beau titre du chapitre IX "L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour et dans ce clair-obscur surgissent les monstres" a été emprunté à Antonio Gramsci. Il s'applique bien à la crise dans laquelle diverses sociétés musulmanes, surtout maghrébines, se débattent aujourd'hui (Le Maroc mis à part, où la légitimité du pouvoir n'est pas sérieusement contestée). Sadoun nous entretient des efforts accomplis par les derniers présidents algériens, Bouteflika en particulier, pour redonner aux confréries un rôle sur la scène politique afin de barrer la route au salafisme et au djihadisme. Est-ce la bonne méthode? L'histoire ne se répète pas, du moins jamais à l'identique. La France est-elle l'héritière de Louis Rinn dans sa recherche du musulman modéré ? L'auteur parait le penser (p. 94). On trouvera p. 98 et suivants des notations qui nous semblent très judicieuses sur la séduction que l'extrémisme religieux peut exercer sur certains jeunes musulmans de France. L'auteur constate que la double rupture de la colonisation et de l'immigration a produit des êtres déracinés, sans généalogie et sans culture notamment religieuse.

            Dans ces conditions, la découverte de la vie religieuse s'apparente fréquemment à une conversion qui n'est pas sans analogie avec celle des évangéliques born again et les propagandes radicales trouvent ainsi un terreau très favorable.

            Ce thème du soufisme confrérique comme antidote à l'islam radical est repris dans la conclusion où l'auteur rend un hommage appuyé à la confrérie Alawiya de Mostaganem et à son cheikh Khaled Bentounès: il croit pouvoir discerner dans cette tariqa le visage d'un soufisme modernisé, un aspect ce que doit être l'islam du XXIème siècle. Que peut Ibn Arabi contre Daech? .Autrement dit que peut l'esprit contre la force brutale ? Telle est la question finale posée p. 102. Les non-violents triomphent parfois. Et la modération est sans doute le véritable fond de l'enseignement de l'islam, qui se définit lui-même comme une  religion du juste milieu[5]                                                                                                              



[2] Il est surprenant de lire p. 19 que Rinn débarque  en mai 1864 à Stora (près de Skikda dans le Constantinois) pour aller combattre les Ouled Sidi Cheikh  tribu établie au Maroc et en Oranie (Frenda, région des Ksour de Figuig)

[3] Qu'il nous soit permis d'émettre une remarque sur la rédaction du titre. Rinn ne fut pas directeur des affaires indigènes de 1838 à 1905. Ce sont ses années de naissance et de décès et elles devraient figurer après son nom.

[4] Le cheikh égyptien Mohammed Abduh qui visita l'Algérie vers 1900, y trouva effectivement un islam "Archaïque mais bien vivant" . Et Jules Cambon déplorait que (la domination française ) eût fait des Algériens: "une poussière d'hommes, un troupeau sans bergers"

[5] Coran II, 143.