Femmes dévoilées : des Algériennes en France à l'heure de la décolonisation

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


            Ce livre est la version remaniée d’une thèse intitulée Des Algériennes à
Lyon, 1947-1974
, soutenue à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV) en avril 2014.  Son auteur a eu le mérite de rassembler une documentation considérable, mettant en jeu des types de sources rarement interrogées à propos de sujets analogues au sien. Les archives départementales, par exemple celles de la police judiciaire, ou les archives du cabinet du préfet du Rhône ont été largement sollicitées. À ces consultations se sont ajoutées une très vaste enquête orale, et une lecture presque exhaustive de la presse (on citera notamment en particulier les bulletins diocésains et paroissiaux).  L’auteur s’est enfin appuyé sur une bibliographie qui démontre les progrès récents d’une recherche académique peut-être encore trop discrète pour être prise en compte. Ainsi peut-il traiter d’une question qui avait jusque-là échappé aux chercheurs, et opérer un retour sur une histoire doublement passée sous silence, à la fois parce qu’elle fut largement ignorée de la population française dans sa majorité, et parce qu’elle concerne des femmes que leur éducation, autant que les structures des mouvements indépendantistes, maintinrent à l’arrière-plan.

            Le  sujet se trouve au confluent de trois domaines d’études qui, chacun, constituent un univers historique : l’histoire des conflits, l’histoire urbaine, et les études de genre, qui en orientent les problématiques. L’unité est assurée par la focalisation sur une
période : 1947-1974, les « trente glorieuses » ; un type de conflit : la guerre d’indépendance algérienne ; un théâtre, l’agglomération lyonnaise.  L’étude se présente en quatre parties à peu près égales, selon un plan chronologique fortement imprégné de signification. La première partie, dite « anonymats », s’efforce de rendre compte, par-delà l’oubli, mais aussi les mythes héroïques, de la présence de femmes transplantées du pays natal en pays étranger, et organisant leur vie et celle de leur famille, au milieu d’une guerre subversive, doublée d’une guerre civile entre immigrants. La seconde partie, intitulée : « rencontres » analyse les formes de présence des Algériens à Lyon, soit en relation avec les milieux locaux, souvent chrétiens, soit au sein de la communauté des Algériens immigrés. C’est une véritable présentation des modes de vie. En particulier l’étude des conditions de logement est tout à fait exemplaire. La troisième partie, « engagements », s’attache à la manière dont les femmes participent au conflit, soit directement, soit indirectement. La quatrième partie « devenir plurielles », n’est pas la moins intéressante. L'auteur conclut à une impossible relève des femmes militantes et relate le délitement progressif des structures d'encadrement qu'avaient créées les autorités algériennes après l'indépendance. Il montre aussi comment, au cours des années, les protagonistes tentent trouver, pour elles et leurs familles, un équilibre  précaire entre une France trop concrète et une Algérie trop rêvée.

            Ce travail permet de comprendre comment la guerre d’Algérie fut vécue en France, dans une région d’immigration déjà ancienne, au sein d’un ensemble de populations en butte à la méfiance de l’opinion française, et déchirée par la guerre impitoyable entre FLN et MNA (parti dont l’importance, souvent minorée, est démontrée par l’auteur). Le texte est appuyé par un ensemble de cartes très bien dessinées, significatives d'une attention particulière portée à la dimension spatiale de cette histoire des Algériennes à Lyon, explorée à travers leurs lieux de vie, leurs espaces de sociabilité et leurs circulations. Un très grand nombre de photographies, issues des fonds du quotidien Le Progrès ou communiquées par des témoins, sont minutieusement analysées par l'auteur, qui y voit en particulier des femmes soucieuses de leur apparence et suivant les modes du temps. Très loin d'une logique illustrative, ces photographies sont des sources visuelles, dont l'auteur tire le meilleur parti. Au total, le livre de Marc André représente à la fois un ouvrage de référence pour les spécialistes et un objet de réflexion pour tous les observateurs attentifs à la compréhension globale des rapports franco-algériens sur le sol français. C’est une démonstration brillante de tout ce qu’une étude régionale serrée et intelligente peut apporter à l’histoire générale, celle qui, trop souvent, comme le lui reprochait Péguy dans un texte célèbre, « passe à côté » du réel.

            L’histoire écrite par Marc André pourrait être qualifiée, par opposition, d’histoire en profondeur. Les réalités qu’elle met en lumière soulignent combien, jusqu’à aujourd’hui, une lecture victimaire et misérabiliste des femmes originaires du Maghreb, oublieuse de leurs attitudes devant la vie, de leurs actions et de leurs choix discrets mais lourds de conséquence, impose une représentation à courte vue des dynamismes sociaux en cours. On souhaite que Marc André lui-même, ou d’autres, parcourent, avec la même acuité de regard, le chemin qui mène des années 1970 aux temps actuels. On aimerait, en particulier, savoir sous quelle forme la mémoire de ces années douloureuses, mais à un autre point de vue exaltantes, a pu se transmettre à partir de ces femmes. Comment expliquer, notamment, que l’affirmation nationaliste obstinée dont témoigne ce livre ait fait place, de plus en plus, à l’extrémisme religieux ? Cette affirmation se réduisait-elle à la proclamation d’une identité réfractaire, non seulement à la domination française en Algérie, mais aux principes de la société française en général ? Ou bien plutôt le nationalisme algérien s’est-il affaibli et disqualifié, comme nous aurions tendance à le croire, par la révélation de l’incompétence du FLN, sans trouver dans la cité française une attractivité suffisante ? Dans le premier cas, les femmes, à quelques exceptions près, n’auraient transmis à leurs enfants qu’un mélange de dévouement à une cause algérienne peu comprise et de méfiance envers la France. Dans le second, la société française aurait manqué le moment d’appuyer l’intégration sur un idéal républicain rénové, en négligeant le peuple nouveau qui s’enracinait à regret sur son sol.

                                                                                         



 
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