Les corsaires nantais pendant la Révolution française

Recension rédigée par Jean Martin


Les recensions de l’Académie[1]

            Pour le commun des historiens maritimes et modernistes, l'activité portuaire de Nantes évoque la traite négrière, le trop célèbre commerce triangulaire décrit entre autres par J.B. Mosneron et auquel le regretté Serge Daget avait consacré de remarquables travaux, et aussi l'importation des denrées tropicales, le sucre et les épices. Quant à la notion de guerre de course, elle fera penser au premier chef à Saint Malo, la ville des frères Surcouf, de Duguay-Trouin, de tant d'autres, et accessoirement à La Rochelle et à Dunkerque. Il reste que Nantes a aussi armé à la course: le nom de Jacques Cassard, entre autres, n'est pas oublié de nos jours. (Il était d'ailleurs apparenté aux Surcouf).

            Cette course nantaise au temps de la Révolution, deux historiens ont entrepris de nous en donner une étude approfondie. David Plouviez, maître de conférences à l'Université de Nantes, s'est spécialisé dans l'histoire maritime de la vieille cité ligérienne. De sa rencontre en 2012, probablement dans une salle de lecture des archives départementales, avec Hervé Pichevin, diplômé d'HEC, ancien directeur de société, érudit local également passionné par l'histoire du port de Nantes à l'époque révolutionnaire (et notamment sous le Directoire sur  lequel il avait déjà rassemblé une impressionnante documentation), est né le projet de ce bel ouvrage.

            La Révolution avait hérité d'une marine en bon état, patiemment reconstituée depuis 1763 par les efforts du  futur) baron Sané, de Duhamel du Monceau, de Castries, de Sartine et de quelques autres. La flotte comptait de très beaux navires de ligne, notamment les vaisseaux de 80 de la classe « Tonnant » et « Foudroyant », et les plus célèbres encore vaisseaux de 74, qui faisaient l'admiration des marins étrangers. Elle souffrait cependant de grandes faiblesses dont la pire était assurément la division en castes qui régnait au sein des équipages (matelots, maistrance, canonniers, officiers rouges et officiers bleus). En moins de trois ans, à partir de 1790, ce bel héritage se trouva dilapidé : de nombreux officiers issus de la noblesse n'admettaient pas de servir sous le pavillon tricolore. Ils prirent le chemin de l'exil ou quittèrent le service, tandis que des émeutes éclataient dans les ports et les arsenaux, pour faire écho à celles de Paris. Et quand la Convention fut en guerre avec l'Angleterre (1er février 1793) et d'autres puissances, elle se trouva dans une situation tragique, avec des vaisseaux dépourvus d'officiers et d'équipages. Représentant du peuple en mission à Brest, Jean Bon Saint André parvint non sans peine à y rétablir un semblant d'ordre en usant copieusement de la guillotine. Pour pallier les carences de cette marine ruinée, il fallut recourir à la guerre de course. Si l'on en juge par les chiffres que les auteurs se sont procurés, Nantes y tint un rang respectable.

            Toutes proportions gardées, la Loire est à Nantes ce que le Nil est à l'Egypte. Aussi les deux chercheurs n'ont-ils pas limité leurs investigations à la seule ville de Nantes. Ils nous apprennent qu'Ancenis, à dix lieues en amont, armait également à la course. Saint Nazaire, Paimbœuf  et Basse-Indre ne sont pas négligés. En revanche, Trentemoult, quartier de marins, n'apparaît pas.

            La guerre de course était-elle une activité rentable ? La question est déjà posée indirectement au chapitre 3 de la première partie et elle rebondit pour faire l'objet de la troisième partie (chapitres VII et VIII). A la lecture des documents comptables bien tenus par les armateurs, il est évident que le bilan est mitigé, même s'il existe plusieurs manières de lire un bilan. Les frais de mise-hors, achat et équipement du navire, avances à l'équipage et  fournitures de toute sorte, étaient considérables. Mais la course était aussi un puissant stimulant pour les activités locales : constructions navales, armurerie, corderie, voilerie etc.

            Le métier, celui des armateurs comme celui des marins, a été justement comparé à une loterie et était comme tel, lourd de risques. Pour les armateurs, le chapitre VIII établit le départ entre perdants et gagnants et étudie les cas des uns et des autres. Les étrennes nantaises (périodique que nous avons nous même exploité jadis pour une autre période) donnent de précieuses informations sur les faillites, qui pour tenir compte des liens, souvent familiaux, existant entre les divers armements, se produisaient fréquemment en cascade (les auteurs emploient le terme d' « épidémie »). Il en résulte qu'il y eut à Nantes une majorité de malchanceux.

            Au nombre des gagnants, l'armateur Félix Cossin se détache très nettement du lot. De 1793 à la fin du Directoire, il a armé dix-sept courses et vingt croisières. Par le tonnage de ses navires, le nombre de canons et l'effectif des équipages, il représente à lui seul le quart de la flotte corsaire nantaise et ses prises, 55 bâtiments, représentent 28% du total.  Né à l'Isle Bouchard en 1762, dans une famille de petite mais très ancienne noblesse originaire de Parthenay, il est arrivé dans la cité en 1789, avec semble-t-il des moyens modestes. En association avec son frère Jean, il a pratiqué un temps le commerce des draps et également la traite négrière et l'importation des sucres de Cuba. Suspecté en l'An III, d'activités contre-révolutionnaires (certains membres de sa famille servaient dans les rangs vendéens), il a su s'affranchir de tout soupçon « par de généreux dons à la République ». Cette générosité explique sans doute qu'il n'aura pas de difficultés à obtenir des « Lettres de marques » pour ses bâtiments armés à la course. Dès 1793, il armait l' « Espérance » et l' « Eugénie » qui lui ramenèrent quatre prises pour plus d'un million et demi de livres. Ce fut le départ d'une belle ascension sociale que son mariage, en l'An V, avec une demoiselle Brée de la Touche, fille d'un grand industriel, propriétaire d'une importante corderie, ne fera que conforter et qui fera de lui le plus riche Nantais en 1799. Il sera conseiller municipal sous l'Empire mais ne recevra jamais la Légion d'honneur. Un autre cas intéressant est celui de  François Dessaulx, originaire d'Ancenis et d'un milieu comparable à celui de Cossin. Gendre d'un riche épicier, comme lui venu d'Ancenis, il arme à 24 ans son premier navire corsaire le « Duguay-Trouin ».  Après une campagne fructueuse il en armera plusieurs autres et réalisera une belle fortune qui lui permettra d'acquérir de nombreux biens nationaux. Il abandonnera la course pour le commerce. Sa fortune le place au deuxième rang, mais loin derrière Cossin. Un autre armateur, Jean-Mathieu Savary, originaire de la Mayenne, un temps protégé ou associé de Cossin,  fit une carrière assez comparable à celle de Dessaulx mais connut quelques échecs si bien  que les auteurs perdent sa trace.

            Nous sommes en France, pays où l'administration, pour ne pas dire la bureaucratie, ne perdent jamais leurs droits. Si la course était une entreprise privée, elle n'en était pas moins dûment encadrée et surveillée par l'administration de la Marine, ce qui nous est bien montré au chapitre V. Classé port secondaire, Nantes n'avait qu'un commissaire principal (et non un ordonnateur comme les quatre grands ports: Brest, Toulon, Lorient et Rochefort)  mais cet officier était à la tête d'une vaste circonscription comptant 15.000 inscrits maritimes et s'étendant jusqu'à Nevers et Selles sur Cher. L'un d'entre eux, Laboulaye, précédemment secrétaire général du ministère, arrivé à la fin de 1795, ne resta en poste qu'un peu moins de deux ans, mais il s'est montré  soucieux de renforcer le contrôle exercé sur les corsaires.  Sans nier qu'ils avaient redonné vie au commerce de la place, il entendait restreindre l'excessive latitude dont ils avaient joui jusqu'alors et déplorait notamment qu'ils privaientles vaisseaux de la République de la meilleure partie de leurs équipages (lettre au ministre 19 prairial
an V-7 juin 1797).

            La guerre de course fut-elle efficace ? La conclusion, très concise, répond clairement à la question : ni l'économie de la Grande-Bretagne ni celles des pays neutres (parmi lesquels celle des Etats-Unis) ne furent sérieusement affectées par les activités des corsaires[2]. A la paix d'Amiens, la Grande-Bretagne n'avait pas perdu plus de 2 à 2,5% de sa flotte marchande de leur fait. En revanche, la perte de 743 navires corsaires tombés aux mains de l'ennemi et la capture de 6.500 hommes qui connurent, parfois jusqu'en 1800 et au delà, les affres de la détention sur les pontons de Plymouth ou de Portsmouth, furent une assez pénible épreuve pour la France révolutionnaire. Peut-on évaluer la part de Nantes dans ces avanies ? Ce port vient en quatrième position, après Saint-Malo, Dunkerque et Bordeaux, par sa participation à la course.

            9 documents annexes, (pp. 261-322) complètent très opportunément cet ouvrage.  Trois index des noms de personnes, de lieux et de navires, en facilitent grandement la consultation. La bibliographie est détaillée.                                                                                                                 

 


[2] On lira p. 253, en exergue de la conclusion,  une citation de Pitt le jeune qui en 1801 déclarait devant les Communes que l'économie du Royaume  était plus prospère que jamais (ce qui est sans doute exagéré) et n'avait  pas souffert de la guerre sur mer.