Le mythe bédouin chez les voyageurs aux XVIIIe et XIXe siècles

Recension rédigée par Annie Krieger-Krynicki


            L’auteur, directeur de recherces au CNRS, effectue lui-même un voyage à travers ce qu’il appelle « la littérature viatique » de ces deux siècles passés, le thème choisi étant la formation de l’image du Bédouin, image personnelle  et surtout idéologique et intellectuelle ; vision qui contribuera  à créer en outre le mythe de la « civilisation du désert ». Dépréciation ou au contraire idéalisation selon les auteurs et les époques.

            « L’Orient des Arabes nomades est parfois un contre-Occident fondé sur un utopisme libertaire » qui a influencé la culture européenne. Au XVIIIe siècle,  émerge  une idéalisation avec le mythe du Bon Sauvage de Jean-Jacques Rousseau, liée à un rejet de la civilisation. Mais le type du Bédouin était déjà présent dans la littérature des géographes grecs avec la distinction de trois Arabies, de l’Euphrate jusqu’à la Jordanie en passant par le Yémen et le Hedjaz ou Arabie heureuse.

            Quant au désert, pour un Diodore de Sicile, il signifiait un « non-lieu, le grand vide » puis dans la représentation biblique «  un lieu effroyable » et pour les voyageurs chrétiens « Le Bédouin est l’incarnation de la figure du mal ». Mais au XVIIe siècle, le docteur Peyssonnel s’attache à donner une description plus objective des mœurs et des lieux, notant la pratique d’une certaine hospitalité, voire de la charité.

            Avec Tavernier, domine l’idée d’éviter les conflits, néfastes pour le commerce et ainsi commence un processus d’observation quasi ethnographique. Ensuite émerge l’idéalisation de  Rousseau à travers son second Discours et dans le Contrat Social, communauté  rêvée et  proche  de l’état de nature. Mais Volnay persiste à rester voltairien et dans son Voyage en Syrie  et en Egypte, se borne à une forme de déisme dans sa recherche d’un modèle de civilisation. Contrairement à la mission progressiste des Lumières, il semble qu’il ait voulu arrêter le temps dans ses Ruines de 1791 et même amorcer un retour à une société patriarcale.

            Comme Volney, Diderot est sensible à une poésie arabe « à la langueur délicieuse » et à l’article « Bédouin » de l’Encyclopédie, les décrit « graves, sérieux et modestes ». Il valorise dans la construction de l’image, l’influence des Mille et Une Nuits de Galland, manière déguisée de  critiquer Rousseau, flanqué de son Bon Sauvage et de limiter son influence. Voltaire, dans son Mahomet, décrit comme « un imposteur bigot selon le Shérif de la Mecque », cherche à travers « ce despote nomade » à atteindre surtout le pape « à qui il dédie ironiquement sa pièce en 1742  ».

            Dans son Essai sur les mœurs,  il n’épargne que les habitants de l’Arabie Heureuse, tout en s’en prenant aussi au judaïsme, moyen utilisé également par les Encyclopédistes pour « saper l’autorité des textes sacrés ». Autre discordance, l’abbé Poiret, botaniste distingué, débarqué à la Calle à proximité de la régence de Tunis en 1786, pourtant inspiré par l’Emile, condamne la cruauté des Bédouins opposés aux « Maures plus séduisants ».

            Mais il règle aussi ses comptes avec Diderot pour sa complaisance  à l’égard de la poésie galante arabe dans l’Histoire des deux Indes. Après l’expédition d’Egypte, on assisterait selon S. Moussa, à une ambivalence due à la subjectivité des voyageurs des Lumières face à une étude scientifique : les Bédouins représentant l’idéal révolutionnaire et un modèle de liberté. Pourtant un  interprète à l’Institut d’Egypte, correcteur de Champollion, donne un autre point de vue, celui, il est vrai, d’un catholique de rite grec : pour  Dom Raphaël de  Monachis, né au Caire en 1759: « Les Bédouins sont anti chrétiens, mauvais musulmans et pillards selon les citadins arabes ».

            Le XIXe siècle s’ouvre avec la figure célèbre du Suisse J. L. Burckhardt (1784-1829), qui fait œuvre d’ethnographe en Egypte. « Les Bédouins sont la seule nation qui conserve ses anciennes coutumes » tandis qu’il prend leur costume et un nom arabe. Partagé entre le discours mythique des Lumières et un souci d’objectivité, à travers son éloge de l’indépendance, il pointe son regret de l’Helvétie, nourri de thèmes bibliques. Même nostalgie de la patrie pour le comte Rzewuski, parti en 1817 acheter  des coursiers arabes pour le tzar Alexandre et qui s’identifiera dans cet « Orient primitif  et indomptable  » aux Bédouins, luttant contre le despotisme turc, comme les Polonais contre le joug russe.

            Les tentatives d’observation scientifiques sont balayées avec Chateaubriand dont la subjectivité   transparait dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem de 1811, accompli selon Lamartine, très critique, les livres saints à la main, voulant renforcer grâce à l’image « du Bédouin pillard », « la grande opposition entre islam et christianisme, barbarie et civilisation ». Si Chateaubriand se glisse dans le costume oriental, ce n’est pas pour jouer au Sheik Ibrahim  comme le Suisse en Egypte mais « pour se préserver des agressions des Arabes du désert, pillards de voyageurs ». Mais il éprouve aussi, flatté dans son goût du pittoresque, une fascination pour les campements des Arabes à la veillée, à la seule clarté des feux. Il se voudra moins rousseauiste que « passeur de culture » avec une certaine retenue.

            Passeur de culture et de poésie arabe, Lamartine le sera davantage avec une idéalisation du nomade et en reconnaissant à l’islam des points communs avec le monothéisme chrétien. Il fit son Voyage en Orient en poète et en philosophe et non en « pèlerin et chevalier » comme l’auteur du Génie du Christianisme. Il sera fasciné par  la stature d’un poète du VIe siècle, Antar, dont il intègrera des  traductions dans son ouvrage. Il va jusqu’à opposer « à la froide sècheresse des cloches, une voix vivante, celle du muezzin appelant à la prière », voix semblable à celle du poète romantique. Ce qui lui vaudra de voir  son  livre mis à l’Index. Dans le chapitre XII, sur les pas de Flaubert, l’auteur parle de « la fin des illusions ».

            Hostile à la littérature de voyage, Flaubert ne nous laissera des traces de son voyage en Egypte, Nubie et  Palestine de 1849 à 1850, que grâce à sa correspondance et au livre de Maxime du Camp, ami et compagnon  de son périple. Epistolier voyageur, il a rêvé lui aussi  à l’instar d’un Byron d’un Orient, mais le sien n’est pas celui « du sabre recourbé », ni «du costume albanais ni de la fenêtre grillagée sur le flot ». « J’aime mieux l’Orient cuit des Bédouins et du désert, les profondeurs vermeilles de l’Afrique, le crocodile, la girafe et le chameau ». Surtout le chameau dont il s’efforce de retraduire le cri ! Il a envie «de dévorer l’espace ». « Né pour y vivre », il est déçu par la disparition des campements  bédouins et l’européanisation  de l’empire ottoman. Il voudrait « tout bonnement être un œil et sans cesser d’être critique », il voit aussi les « Arabes comme amateurs de drôleries, de mascarades de gaudrioles ». Tout un imaginaire orientaliste opposé « à la bêtise bourgeoise ». Dans une autre forme de subjectivité, il fantasme sur le rêve de l’artiste isolé comme le nomade dans le désert (1855) : « Le Bédouin est aussi libre mais il est aussi face au vide ».

             Au terme de son travail d’érudition vivante car Sarga Moussa a exhumé des auteurs méconnus ou oubliés, il fait justice  de la conception d’un certain orientalisme, vecteur de la domination européenne selon E. Saïd. Il montre au contraire  une curiosité  désintéressée des voyageurs. Mais le mythe est aussi un révélateur des conflits de société d’une époque, alors attirée par la Nature, l’émancipation d’une religion, suivie de l’exaltation d’une liberté ou de l’artiste, autre Bédouin contre le Bourgeois. Comme si les visions colorées du désert et des campements, à notre avis, agissaient à la manière des taches d’encre d’un test, projetant les angoisses d’un Pierre Loti à la recherche d’un passé évanoui ou son sens de la mort dans les ruines de Philae, déshonorées par les Cookistes anglais, déceptions aussi d’un Maupassant ou d’un Maxime du Camp, compensées par l’esthétisme enthousiaste d’Eugène Fromentin. Mais  tant d’inventivité de ces explorateurs du désert, dément en partie la réflexion  de Montherlant, retrouvée Sous les drapeaux  morts (1929) : « De tous les plaisirs, le voyage est le plus  triste ; il nous fait une âme idiote ».

                                                                                            



 
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