Thiaroye 1944 : histoire et mémoire d'un massacre colonial

Recension rédigée par Jean Nemo


            Comme il est souvent le cas chez les éditeurs universitaires, cet ouvrage est la version « grand public » d’une thèse récente (fin 2014) de l’auteur. Il comporte donc un appareil critique satisfaisant pour le lecteur intéressé à aller plus loin dans l’analyse de ce « massacre colonial », après première lecture. Notons au passage, c’est important, que le terme « massacre » a été longtemps celui utilisé par la mémoire sénégalaise.

            La thèse elle-même s’intitule De Thiaroye on aperçoit l’île de Gorée : histoire, anthropologie et mémoire d’un massacre colonial au Sénégal. Ce titre pourrait placer d’emblée l’évènement particulier dans la longue durée, dans l’analyse sociale et dans les problématiques de mémoires, au départ et peut-être encore antagonistes.Il situe en outre et bien un tragique évènement, de par l’adjectif colonial, dans un cadre parlant, qui fait sens et sans ambiguïté. Ce qui amènera sans doute à quelques interrogations en conclusion de la présente note de lecture.

            Avant de poser ces questions plus générales, tout d’abord quelques observations préliminaires. Le titre de la thèse et certains passages de l’introduction à l’ouvrage qui en est résulté établissent un lien direct entre la traite d’autrefois et le « massacre colonial », même s’il est discutable que l’île de Gorée ait jamais été un port important d’embarquement des esclaves. En réalité, l’auteur ne remonte pas aussi loin dans sa recherche, puisque s’il la fait commencer au milieu du XVIIe siècle, il traite surtout de la fin du XIXe siècle, dans les premiers temps du « tirailleur sénégalais », d’abord auxiliaire de l’achèvement de la conquête coloniale puis acteur significatif des deux guerres mondiales.

            Rappelons l’évènement lui-même : un certain nombre de milliers de « tirailleurs sénégalais », 70.000 selon certaines évaluations, ont été faits prisonniers du début de 1940 à l’armistice. Les Allemands se refusant à les voir sur leur sol les enferment dans des Frontstalags, sur le territoire français. À partir de 1943, les Allemands obtiennent du gouvernement de Vichy qu’ils soient surveillés par des gardiens français. Mis à part les quelques dizaines d’évadés ou de libérés (tel Senghor) qui ont généralement rejoint les maquis, ils sont évidemment récupérés par les autorités militaires françaises dans le courant de 1944, au fur et à mesure de l’avance des Alliés. Ces autorités, après quelques hésitations sur leur sort, et non sans des divergences de vue entre le ministère des colonies et la hiérarchie militaire, vont s’employer à les ramener d’abord à Dakar puis dans leurs pays et villages d’origine.

            Ces « tirailleurs sénégalais » ont droit à des arriérés de solde et à diverses primes. Ils ont également pris conscience, ainsi que beaucoup de leurs camarades soldats européens, de ce qu’ils ne sont plus des « sujets » mais des égaux. Selon les régions et les administrations militaires compétentes, ils perçoivent leur dû, une avance ou rien. Pour ce dernier cas, plusieurs centaines refusent l’embarquement jusqu’à régularisation, un nombre de deux ou trois milliers l’acceptent. L’un des convois arrive à Dakar en fin novembre 1944 avec environ 1.300 tirailleurs, quelques centaines ayant refusé dès la France puis au Maroc de s’embarquer ou de réembarquer.

            Il semblerait que ces ex prisonniers n’aient pas été bien traités dans les camps d’attente ou de transit, on y reviendra. Il semble également que plusieurs centaines aient refusé, fin novembre 1944, de quitter le camp de Thiaroye pour le Soudan ou la Haute-Volta, tant qu’ils n’auraient pas perçu leurs arriérés de solde et de primes diverses.

            Puis c’est le drame lui-même : le 28 novembre 1944, le général Dagnan se rend à la caserne de Thiaroye, accompagné de quelques officiers, pour entendre les doléances des tirailleurs et réitérer l’ordre d’embarquement à ceux qui refusent de partir pour Bamako. Sa voiture est bloquée par lesdits tirailleurs qui réclament bruyamment leurs droits. Sur la promesse qu’il va donner suite, la voiture est dégagée. Mais ceci est immédiatement interprété par ledit général comme un début de mutinerie. Avec l’accord de sa hiérarchie, il monte le
1er décembre, 48 heures après la « mutinerie », une opération d’intimidation et de retour à la discipline, avec deux bataillons d’infanterie, un char, deux half-tracks et des troupes indigènes. Un ou des coups de feu éclatent, les enquêtes probablement partiales ne permettront pas de connaître clairement leur origine, les rapports ultérieurs étant manifestement à charge. Á la suite de quoi ordre est donné d’ouvrir le feu sur les « mutins », qui dure fort peu de temps. Incontestablement l’effectif minimum de tués parmi ces « mutins » est de 35 à 70, beaucoup plus selon des sources ultérieures. 35 autres seront jugés début 1945, lourdement condamnés puis graciés en 1947, ce qui ne permettra pas de les rétablir dans leurs droits.

            Il n’est pas possible de traiter de l’ouvrage de Martin Mourre sans rappeler au moins sommairement ces faits – et les nombreuses ambiguïtés et leurs probables camouflages dans les enquêtes qui suivirent.

            À toutes fins utiles, le lecteur pourra se référer à des publications d’Armelle Mabon de 2002 à 2016, fruit de travail sur archives, qui retracent les différentes étapes qui ont précédé puis suivi le drame. Il en ressort à tout le moins une grande confusion dans le déroulé des faits et des rapports d’enquête manifestement « arrangés ». La sensibilité du sujet vaut à l’intéressée un grave différend avec un autre historien, Julien Fargettas, lui-même auteur d’ouvrages récents sur les tirailleurs sénégalais. Différend porté devant la justice, fait tout à fait exceptionnel entre universitaires.

            L’objet de la polémique est constitué par une lettre ouverte de Julien Fargettas au Président de la République en juillet 2014. Il y proposait « la constitution d’un comité d’historiens franco-africains chargé de travailler sur le sujet ». François Hollande, lors d’un déplacement à Dakar en novembre 2014, s’était incliné au mémorial de Thiaroye en parlant de « répression sanglante », formule répétée par Jean-Marc Ayrault en novembre 2016.

            Les survivants du « massacre colonial » et leurs descendants considèrent que cette expression n’est pas suffisante et réclament clairement une reconnaissance plus claire du crime commis par les « autorités coloniales » et l’État français.

            L’Académie des Sciences d’Outre-mer commémore régulièrement, de 2014 à 2018, la première guerre mondiale et la part qu’y ont prises les troupes coloniales. Elle ne peut donc rester indifférente au sort réservé à plusieurs centaines de ces soldats « indigènes » à la fin de la seconde guerre mondiale. La thèse de Martin Mourre s’écrit dans une période postérieure de soixante-dix ans à l’évènement, il complète d’autres ouvrages, articles ou recherches, rendues accessibles au public, depuis le début des années 2000. Elle est soutenue alors que l’évènement fait l’objet d’un réexamen, historique et mémoriel, du côté sénégalais comme du côté français, des causes et des circonstances du drame « sanglant ».

            L’ouvrage est préfacé par l’un des deux directeurs de la thèse de l’auteur, Elikia M’Bokolo et postfacé par l’autre directeur de la même thèse, Bob W. White. Le premier ne s’embarrasse pas de précautions verbales et qualifie l’évènement de « crime de guerre ». Il ajoute : « Voilà ce que fut la tragédie de Thiaroye ! Que dis-je, non pas une tragédie, un crime de toute évidence ! Un crime de plus dans la longue, trop longue liste des crimes coloniaux ». Et la postface s’intitule : «La situation coloniale (encore) » et  commence par ces mots : « Le livre de Martin Mourre raconte l’histoire de l’injustice du colonialisme français en Afrique subsaharienne dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale ». On ne glosera pas sur l’inexactitude juridique de la formule « crime de guerre », non plus que la formule « histoire de l’injustice du colonialisme français » qui eût été plus exacte si le  postfacier avait écrit « d’une injustice… » Le sens général est clair : il y a pour les deux directeurs une relation directe entre le colonialisme et l’injustice permanente, laquelle produit inévitablement des crimes.

            On excusera ce fort long préambule destiné à rappeler les circonstances et le contexte, à l’époque et des décennies plus tard, d’un drame qui aurait sans doute pu être évité si certaines autorités militaires ou coloniales avaient su faire preuve, en 1944, de plus de sang-froid et de saine appréciation des choses. Et à rappeler également que Mémoire et Histoire sont deux démarches différentes mais qu’elles interagissent dans les sociétés et entre générations.

            Martin Mourre aborde son sujet dans une optique un peu différente de celle du simple compte-rendu de l’évènement. En six chapitres annoncés et justifiés dès l’introduction, l’auteur déroule le résultat de ses travaux d’archives, de ses entretiens et des problématiques qu’il entend traiter.

            « C’est, ensuite, une histoire de la mémoire de cette répression dans l’espace sénégalais jusqu’à nos jours ». Car Thiaroye est devenu un lieu de Mémoire, laquelle ne se construit pas forcément comme l’Histoire. Nous avons ici « une histoire croisée des imaginaires politiques franco ouest africains et, en premier lieu de l’imaginaire qui s’enracine entre les deux termes : l’honneur et la trahison ».

            Les chapitres se succèdent dans un ordre chronologique, depuis « les hommes en arme au tournant du XXe siècle » (non sans un rappel à des origines plus anciennes) jusqu’à nos jours, en passant par la Grande Guerre. Puis, à propos de l’évènement lui-même, il est à nouveau question du « crime de guerre », cette fois avec un point d’interrogation. Auquel il est répondu avec bien des nuances. Thiaroye n’est pas l’insurrection malgache de 1947, encore moins les évènements de Sétif, il n’annonce aucun combat de libération, même s’il précède de peu les mouvements syndicaux puissants en A.O.F. qui prépareront des évolutions politiques majeures. Il se situe donc à une période charnière mais «le champ de la mémoire et celui du possible sont rouverts par référence à de nouveaux principes d’intelligibilité. ». Id est que le moment est venu de réévaluer en termes d’Histoire comme de Mémoire la ou les significations du « massacre ». L’auteur, dans ce chapitre consacré à la relation des faits, met essentiellement en cause le désordre en métropole des modalités de démobilisation et de règlement des sommes dues, la faiblesse et l’incompétence des sous-officiers d’encadrement des rapatriés et la responsabilité des généraux français. Ceux-ci, outre une grave erreur d’appréciation sur la nature de « l’insoumission » des tirailleurs – ils n’avaient pas compris que le tirailleur de retour n’était plus celui du départ, que les maîtres français avaient perdu bien du prestige – et ont très probablement « arrangé » dans leurs rapports la réalité des faits qui ne durèrent au mieux que fort peu de  minutes.

            Comme il l’avait annoncé dans son introduction, l’auteur traite ensuite de la « mémoire vive », celle qui se construit dans la durée, dans les émotions. Dans les jours et les mois qui suivent la tuerie, « de décembre 1944 à juin 1947 la mémoire vive de l’évènement se stratifie en plusieurs phases : passées les réactions de consternation, succède un combat mené par les représentants politiques pour la libération des condamnés mais aussi par les anciens combattants ». Déjà affluent les premières revendications d’égalités de pension entre soldats africains et métropolitains (le terme de « tirailleur » disparaît), sans que soit remis en cause l’attachement à la France. Mais commence à apparaître le terme de « martyr » pour désigner les victimes, mortes ou condamnées. « Si certains acteurs usent de ce souvenir, c’est parce qu’un contexte historique leur permet de le remémorer ».

            Puis vient la période précédant l’Indépendance. Senghor et Fodéba Keita avaient dès l’évènement clamé en vers dramatiques leur indignation et regretté que la France ait commis cette sanglante injustice. Mais le premier continuait à vouloir une certaine forme d’assimilation, compatible néanmoins avec sa « négritude », le second restait d’abord anticolonialiste. Thiaroye devient un symbole de mémoire qui déborde largement le Sénégal. Les tirailleurs se situent, dans certaines mémoires vives, « entre héros mandingues et résistants anti-impérialistes ».

            Après l’Indépendance, quelques décennies se passent. De nouvelles répressions du pouvoir en place, notamment dès décembre 1963, marquées par le sang versé, permet à ses opposants d’imputer à Senghor les mêmes pratiques que l’ancienne puissance coloniale. La relation évidente avec Thiaroye « devient un des éléments de contestation du régime de Senghor ». Plusieurs projets de films ou des pièces de théâtre permettent l’apparition, dans l’opinion publique cultivée, d’une mémoire engagée. Un film d’Ousmane Sembene et de Thierno Faty Sow, « Camp de Thiaroye », « revivifie le souvenir » et contribue, pour un large public, à entretenir une « mémoire » et à servir de référence à des contestations plus actuelles. Les autorités françaises, sur place et en France, contesteront longtemps ce film qui ne sera représenté dans l’Hexagone que dans une salle de cinéma d’essai. Cela «  doit se comprendre comme l’émergence de produits culturels en lien avec l’idée de la nation sénégalaise ». En ce sens, les réticences françaises à l’évocation du drame et la construction d’une mémoire sénégalaise de plus en plus impliquée par des préoccupations et des enjeux plus contemporains marquent bien les hiatus de la Mémoire sans pour autant que l’Histoire proprement dite ait réellement progressé.

            Depuis les années 2000, Thiaroye fait au Sénégal l’objet d’une politique mémorielle officielle. Laquelle dépasse l’évènement et « intègre un passé précolonial dans la narration ». Mais en fin de période, depuis les années 2010, Thiaroye s’estompe dans la mémoire collective et politique.

            Contrairement à ce que pouvaient laisser penser la préface et la postface, la thèse de Martin Mourre, sans doute ici retranscrite pour l’essentiel à l’usage des lecteurs non spécialistes, ne constitue pas une mise en accusation du « colonialisme », par nature « injuste et meurtrier ». Plus subtilement, le thésard a tenté, avec quelque succès, de relier un fait historique, d’une part à la recherche de bonne méthode disciplinaire d’archives et de témoins, de l’autre à la perception mémorielle constituée en Europe et au Sénégal, perception qui évolue au fil des décennies et des appropriations mémorielles par les politiques, les milieux culturels, le grand public. Appropriations qui évoluent avec les générations et les sociologies nouvelles.

            Sur le fait historique, il ne semble pas que cette thèse apporte de nouveauté significative par rapport aux divers travaux menés depuis le tournant des années 2000 par quelques chercheurs (dont deux ont été mentionnés ci-dessus). En revanche, l’approche mémorielle est originale et produit une analyse qui prête certes à discussion (que l’on ne mènera pas ici) mais qui est par là même intéressante.

            Quelques observations plus générales qui pourraient être utiles à une académie qui commémore en ce moment et entre autres les troupes coloniales dans la Grande Guerre.

            Le « massacre colonial » est-il, comme l’affirment préfacier et postfacier, inhérent à la colonisation ou au colonialisme ? Si oui, comment faut-il qualifier les « fusillés pour l’exemple » de la Grande Guerre ? Et les soldats bretons du camp de Conlie, armée de la Loire, lors du siège de Paris, affamés et embourbés dans un marécage mal aménagé, mais lourdement punis (il est vrai qu’ils ne furent pas fusillés) pour avoir fait valoir leur faim et leur soif en baragouinant un langage incompréhensible à leurs chefs (du pain et du vin, « bara et gwin ») et leur volonté de rentrer à la maison (qui se dit « ker », compris par lesdits chefs comme « guerre » à laquelle les révoltés étaient donc pressés d’aller) ? Et plus généralement, au hasard, les dragonnades, la Terreur et les noyades de masse dans la Loire, la Commune et sa répression par les Versaillais, les règlements de compte sanglants entre bandes de trafiquants de drogue et autres malfaiteurs ?

            Ces exemples montrent bien que la violence et l’injustice ne sont pas le fait d’une époque, d’une société, d’un contexte géopolitique donnés mais sont inhérents à toutes les époques, toutes les sociétés, tous les contextes géopolitiques. Ils peuvent être institutionnalisés, légitimés ou échapper à toutes les formes de contrôle social ou culturel.

            Il n’est pas question ici de donner tort ou raison à tel ou tel. Peu de personnes, de nos jours, du moins dans les régimes démocratiques, oseraient prétendre que l’esclavage et la traite négrière étaient et restent, a posteriori, justifiés. En revanche, leur condamnation peut donner lieu à de curieux anachronismes dans leur formulation. La peine de mort reste en vigueur dans des pays dits démocratiques, alors que dans d’autres elle a été abolie, parfois malgré l’opinion publique. Est-elle inhérente à la démocratie ?

            Pour revenir à l’ouvrage, on aura compris qu’il y a différence sensible entre sa présentation et son contenu. Les circonstances historiques et factuelles du « massacre colonial » sont aujourd’hui raisonnablement établies, il reste sans doute à les confirmer définitivement et si possible sereinement et déontologiquement, le recul devrait le permettre. Opinion strictement personnelle d’un non historien : massacre il y a eu, il aurait pu être évité si la hiérarchie militaire – et sans doute coloniale – avaient fait preuve de plus de sang-froid et de compréhension, alors qu’elles ont agi conformément à des usages disciplinaires hors propos. Opinion également personnelle, cette hiérarchie militaire a produit des rapports « arrangés », et les autorités françaises, en France et diplomatiques au Sénégal, ont été longtemps réticentes à l’admettre.

            En termes mémoriels, en France l’évènement est probablement sorti du souvenir collectif, notamment parce que d’autres étapes malheureuses et bien plus sanglantes de la décolonisation « à la française » ont bien plus marqué les esprits. Au Sénégal, on a vu comment cette mémoire a évolué au fil des décennies, indépendamment du fait historique.