Théories de l'État et problèmes coloniaux, XVIe - XVIIIe siècle : Vitoria, Bacon, Hobbes, Locke, Rousseau

Recension rédigée par Jean Nemo


Ouvrage ambitieux. Il présuppose, sans doute à juste titre mais à discuter, tant la littérature est abondante à ce sujet, que l’émergence de l’État moderne en Europe, notamment en Espagne, en Angleterre et en France, a été de son temps fondée en théorie sur quelques penseurs et plus récemment analysée par les historiens, les sociologues et les juristes.

  Mais aux temps de la naissance de cet État moderne, nul penseur, nul responsable politique n’a songé à le lier ou à le relier à une forme quelconque d’impérialisme. Dès les premiers paragraphes de l’ouvrage, il est dit que celui-ci a été « relégué » de toute forme ou catégorie de théorie. Il n’échappera évidemment à personne que parallèlement à l’apparition de cet État, les quelques pays européens qui en ont été l’incarnation, dans le même temps et dans la longue durée, sont ceux qui ont bouleversé deux continents, l’Amérique et l’Afrique et ont couru des aventures coloniales ailleurs, par définition inégalitaires, notamment en Asie.

Encore faut-il s’entendre sur les mots et leur sens, ce à quoi l’auteur s’emploie dans son introduction.

Il existait bien des « Empires » en Europe de l’Ouest, héritages des temps anciens, voire de l’Antiquité, ce jusqu’à Charles-Quint. Ils étaient solidement établis mais sur des bases complexes et fragmentées. Certes le dernier empereur européen, possesseur à divers titres de presque toute l’Europe occidentale, régnait sur un Empire où jamais le soleil ne se couchait. Mais il régnait sur les Amériques à travers la Castille et l’Aragon, comme roi de ces pays, ailleurs en Europe comme maître de nombreuses principautés.

L’État moderne est apparu dès lors que des royaumes se sont construits en opposition à ce type d’empire, selon la célèbre formule des légistes de Philippe Le Bel, « Le Roi est empereur en son royaume ».

Ayant établi la différence entre « Empire » au sens traditionnel de l’époque et les « États modernes » en cours d’émergence au tournant du XVIe siècle, l’auteur constate sans surprendre son lecteur que dans le même temps et dans la durée longue, lesdits États se bâtissent des empires coloniaux. Il préfèrera donc parler dans la suite d’ «impérialisme », pour caractériser ce phénomène sans base théorique préalable. Lequel est en effet ignoré, « relégué » en tant que tel, par les penseurs et par les responsables politiques. Les doctrines et concepts politiques de l’époque moderne « peuvent être émancipateurs sur le sol européen et, en même temps, instruments de domination et d’aliénation sur le sol colonial ».

Le lecteur peut cependant avoir de la réticence à accepter que les « États modernes » reposent sur des « doctrines émancipatrices sur le sol européen ». Il aura à l’esprit le fait que si certains de ces États peuvent avoir connu, peu après leur apparition, des formes encore ébauchées mais déjà réelles de démocratie, d’autres se conjuguent fort bien avec la royauté de droit divin et des reliquats des vieilles féodalités, en tout cas de stratification sociale où tout le monde n’est pas entièrement « émancipé ». On admettra cependant sans peine que « l’émancipation » à laquelle songe l’auteur ne concerne sans doute pas les individus mais de nouvelles formes d’États par rapport et en opposition à d’anciennes.

Comme on l’a vu dans le titre et comme on le verra dans la suite de l’ouvrage, l’auteur va analyser ce phénomène qu’il baptise « impérialisme », à partir des écrits d’un certain nombre de penseurs, mais en suivant un ordre qui correspond aux thèmes qu’il entend traiter, donc pas forcément chronologique. Il convoque dès son introduction Hannah Arendt et Carl Schmitt, il les convoquera à nouveau par la suite.

La première « pose une distinction essentielle entre empire et impérialisme ». Elle se réfère aux trois décennies qui précèdent la Grande Guerre, celles où l’Afrique et quelques autres régions font les frais d’une conquête bien souvent militaire. Dans les territoires occupés, les puissances coloniales n’appliquent pas les mêmes droits fondamentaux aux autochtones que ceux reconnus à leurs citoyens métropolitains. L’empire romain, lui, intégrait les populations les plus hétérogènes en leur appliquant la loi commune. Cette analyse de Hannah Arendt mériterait quelques commentaires liés à la durée du stage préalable dans l’empire romain, au moins jusqu’à l’édit de Caracalla. Ce n’est pas le lieu ici de commenter ce point, Vincent Grégoire se contentant de reprendre une définition. De là résulte, toujours selon Hannah Arendt, un expansionnisme de type nouveau, celui de la spéculation marchande, du capitalisme naissant dans les classes bourgeoises. D’après l’auteur de l’ouvrage sous revue, cela aurait été vrai dès le début du XVIIe, avec l’apparition du mercantilisme.

Pour Carl Schmitt (rappelons qu’il fut, dans des conditions ambiguës, l’un des juristes du nazisme), la mise en place d’un jus gentium europaeum, droit des gens moderne, suite à l’ « ordre » institué par la SDN, dévoiement selon Grégoire d’un jus publicum europaeum, permettrait de réintroduire la notion de pluralité des humanités : d’un côté un monde européen, chrétien, porteur d’un ordre universel, de l’autre un monde « vide », même si en réalité peuplé, que l’on peut donc soumettre. Ce qui fut l’essentiel de la pensée religieuse, politique et culturelle européenne depuis l’époque des grandes découvertes. Pour en tirer des conclusions dominatrices ou pour les contester, dans ce dernier cas plutôt quant aux abus que sur le fond.

Alors qu’il ne conteste pas ou guère la pensée d’Hannah Arendt, l’auteur voit des limites ou des insuffisances dans celle de Schmitt : les nouveaux mondes occupés par les nations européennes n’avaient pas à se préoccuper des indigènes, ce qui est contredit par les débats nombreux auxquels leur appartenance à l’humanité, par conséquent le comportement des conquérants à l’égard des conquis, donnèrent lieu. Même s’ils aboutirent le plus généralement à des formes variées de mise sous tutelle de ces indigènes. Car, outre des pratiques (cannibalisme par exemple) inhumaines parce que non humaines, leurs terres étaient considérées comme vacantes. Mais aussi à des contestations de cette façon de voir « les autres », telle celle de Francisco de Vitoria, dans cet ouvrage convoqué comme témoin.

Une brève incidente au passage, peut-être hors propos : les « terres vacantes » ont également et plus récemment été invoquées, pour d’autres raisons, lors de l’établissement de « cadastres » destinés à les enregistrer au bénéfice de cultures de plantation, privées ou étatiques, du colonisateur ou du colonisé, de la fin du XIXe siècle aux indépendances africaines des années 1960. Mais ce n’était pas la période couverte par l’auteur, il n’avait donc aucune raison d’y faire allusion.

D’autres « témoins » sont ou seront également convoqués au fil de l’ouvrage, ceux du sous-titre d’abord, Bacon, Hobbes, Locke, Rousseau. Plus quelques autres, philosophes (Kant, Diderot..) ou non, mais alors acteurs à des titres divers : Las Casas, Sepúlveda, colons, engagés, libres de couleur, esclaves, Toussaint-Louverture…

On l’aura compris, cet ouvrage suppose de la part de son lecteur de solides connaissances préalables en histoire des colonisations anciennes, en philosophie « moderne », c’est-à-dire celle qui ne se réclame plus forcément d’un héritage aristotélicien, et d’une récente littérature à propos de ces questions, puisque l’auteur utilise volontiers la critique des explications données dans d’autres ouvrages pour expliquer ses interprétations propres.

Dans une première partie, il traite de la genèse du droit des gens moderne, entre utopie cosmopolitique et rêve d’empire. Dans la seconde, du « Commonwealth »humaniste à la monarchie absolue et à ses débordements coloniaux. Dans une troisième enfin, du peuple (qui est-il vraiment ?), notamment celui de Saint-Domingue.

Le lecteur pressé mais intéressé ira d’abord consulter la courte conclusion avant de reprendre le texte même de l’ouvrage, il y trouvera en effet un fil directeur fort utile. La grande innovation du monde moderne paraît à l’auteur être la découverte de « l’identification du monde au globe comme seul séjour possible pour les hommes ». D’où un cosmopolitisme à multiples facettes.

Pour Vitoria, la découverte de nouveaux mondes était un droit pour les Européens mais en même temps l’accession des habitants de ces mondes et de leurs découvreurs à une humanité commune. Mais « il est aveugle à l’altérité anthropologique, rejetant cette dernière dans une quasi non humanité ». Si l’on comprend bien, Vitoria, l’un des héros fondateurs modernes des droits humains, encore souvent célébré comme tel de nos jours, aboutirait par esprit de système, pour Vincent Grégoire, à un rétablissement d’une hiérarchie des peuples (chrétiens, sarrasins et païens) et au rappel du mandat de mission pontifical confié aux Espagnols sur le Nouveau Monde.

Ce qui caractérise l’impérialisme tel que défini au départ par l’auteur, c’est « le sentiment que tout est possible, qu’il n’y a plus de limite ». En d’autres termes, comme le dirait Bacon par ailleurs (selon Vincent Grégoire), « il y a donc bien conquête et exploitation, non pas du Nouveau Monde par l’Europe, mais de la nature en tant que le monde devient européen ».

Vincent Grégoire a choisi un angle d’attaque, il s’y tient : l’impérialisme des temps modernes, à partir du tournant du XVIe siècle, n’a rien de commun avec les modalités anciennes ou plus récentes d’Empires (romain d’abord puis ses survivances et représentations en Europe de l’Ouest). Il est étroitement lié à de nouvelles formes de souveraineté, qui assez souvent, au moins au niveau des penseurs, se veulent communes à l’Europe, même s’il leur arrive de se livrer à des guerres.

Ici on lira des passages fort intéressants sur les « guerres légitimes », c’est-à-dire des guerres avec des ennemis reconnus comme tels, pour l’essentiel en Europe, et des guerres qui ne le sont pas et qui relèvent plus de la conquête coloniale car les adversaires sont ceux qui n’ont pas d’État. Celui-ci, fût-il royal et absolutiste, est un État de droit, où les sujets ont des droits et où les autres États sont reconnus. Kant établit que la paix « n’est pas conditionnée seulement par la mise en place de constitutions républicaines et à un droit des gens intra-européens, mais aussi aux pratiques des Européens, individus ou États, dans le reste du monde ».

Dans ce reste du monde, cela entraîne des condamnations ambiguës du colonialisme pratiqué par certaines puissances, tout en admettant le bien-fondé de certaines pratiques de guerre de course ou de fournitures de ressources pour alimenter l’Europe, que Kant lui-même approuve.

Il est relevé que l’État moderne ne se vérifie pas seulement dans ou à l’occasion de conquêtes coloniales mais aussi en son propre sein : il « produit ou plutôt rend possible l’existence d’hommes superflus, d’indigents ».

Comme tous les livres ambitieux, cet ouvrage appelle de nombreuses contestations dans ses points de départ et dans ses analyses. Points de départ : l’ « impérialisme » non présupposé par les philosophes qui en un ou deux siècles pensèrent et accompagnèrent la naissance d’États modernes.

Or que constate-t-on ? Que d’une façon ou d’une autre, les Hobbes, Vitoria, Bacon, Locke, Rousseau, dûment convoqués par le titre, finissent en réalité, sur le terrain à travers leurs intérêts matériels propres ou dans leurs écrits, par justifier la mainmise coloniale sur des terres et sur des hommes qui ne sauraient légitimement posséder les premières. Paradoxe donc que des philosophes à l’origine, de par leur pensée et ses thèmes, des premières formes ou ébauches de la démocratie au moins parlementaire moderne, généralement conscients de la généralité ou de l’unicité de l’humanité, en arrivent à de tels paradoxes inégalitaires.

Certes, aucun de ces auteurs ne se fonde sur une doctrine directement et fondamentalement « impérialiste ». Il y aboutirait cependant par des détours à propos des « découvreurs » du monde : les Européens d’abord et plus particulièrement les États devenant « modernes » aux yeux de leurs philosophes et savants ; les « autres » ensuite, le plus souvent considérés comme appartenant à la même humanité que leurs « découvreurs » mais pour diverses raisons et en même temps suffisamment différentes pour justifier leur soumission.

Comme on l’aura compris, l’ouvrage ici en question appelle bien des contestations tant dans ses présupposés (mais très clairement exposés) que dans ses définitions. Il requiert de l’attention, même du lecteur familier à la fois de l’histoire des conquêtes du monde et des philosophies qui ont fondé la « modernité » scientifique, politique, géopolitique.

Contestable, cela peut relever de la critique de fond et de l’insuffisance du propos. Tel n’est ici pas le cas : le contestable peut aussi relever de l’appel à discussion et à controverse. Le lecteur qui aime lire en dialoguant, fût-ce en pensée, avec l’auteur, trouvera ici matière à riche débat. Un seul exemple : pourquoi Montaigne et ses très célèbres « Cannibales » n’ont-ils pas été convoqués ?

Ce d’autant plus que l’appareil critique est suffisamment étayé pour permettre à ce lecteur d’aller approfondir les dires de cet auteur.