L'Europe et les géographes arabes du Moyen Âge, IXe- XVe siècle : « la grande terre » et ses peuples : conceptualisation d'un espace ethnique et politique

Recension rédigée par Henri Marchal


 

Quel est le regard que les géographes arabes ont porté sur l’Europe au Moyen Âge ? Jean-Charles Ducène, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, interroge la littérature géographique arabe sur six siècles et en dix chapitres pour le détailler, le caractériser et le mesurer dans sa richesse et dans sa diversité. Il se démarque ainsi des orientalistes qui ont soutenu que les géographes arabes se sont peu préoccupés de l’Europe. Même un fin connaisseur de la civilisation islamique comme André Miquel estimait que l’Europe leur était un monde mal connu. Certes, au Moyen Âge, l’Europe a toujours été considérée comme un territoire périphérique au monde arabo-musulman. Elle n’était pas pour autant ignorée et les écrits témoignent d’une véritable attention pour son observation.

L’Europe est d’abord décrite comme un ensemble flou de populations qui se structurent au cours du temps sur des critères ethniques, religieux ou politiques. Pour les auteurs arabes, les musulmans se rassemblent dans une même communauté culturelle, même s’ils se divisent en entités politiques distinctes. Les « Européens » leur apparaissent dépourvus d’un tel sentiment unitaire, du moins jusqu’au moment où ils considéreront la marque chrétienne comme un signe unificateur. D’un point de vue territorial les savants prennent l’Europe pour une « Grande Terre ». Ils la voient comme un espace en équerre formé par l’horizontale de la Méditerranée et la verticale de la rivière des Slaves (la Volga).

Tiré du legs de Ptolémée et dans la dépendance de l’astronomie, le premier savoir géographique s’applique à « représenter la terre » sous forme de cartes qui en reproduisent l’image (sûrat al-ard). Il donne une représentation théorique du continent européen. La première occurrence du terme « Europe » est attestée chez Ibn Khurdâdbeh (2emoitié du IXesiècle) qui, dans son Livre des routes et des royaumes, divise le monde en quadrants et désigne celui du Nord-Ouest sous le nom d’Ûrufî. Jusqu’au XIIesiècle, l’Europe est prise pour les confins de l’occident du monde musulman. Cet éloignement n’empêche pas les auteurs de manifester un intérêt diversifié pour les régions et les peuples qui la composent. Dans les sources du VIIIesiècle, trois groupes s’imposent dans les territoires européens : les Francs, les Byzantins et les Slaves (d’après la traduction des appellations données en arabe par l’auteur). L’ethnicité est le premier critère d’identification.

 

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Dès le IXesiècle, deux villes concentrent la curiosité des géographes, Rome et Constantinople dont la description oscille « entre mythe et réalité ». Sur la façade méditerranéenne, les auteurs identifient plus facilement les populations. Au nord-ouest de Byzance, les réalités géographiques restent approximatives. Entre les Balkans et la Volga, les connaissances sont meilleures à la suite des migrations et des conversions. Un témoignage substantiel est, au Xesiècle, celui d’Ibn Fadlân, que le calife de Bagdad avait envoyé en mission diplomatique chez les Bulgares de la Volga, nouvellement islamisés. A l’époque, la Volga joue un rôle important car c’est par elle que les commerçants musulmans remontent chez les Bulgares et que les Russes descendent vers la mer Caspienne.

La vision « ethnique » que les géographes arabes déploient sur l’Europe, s’affine sous la plume d’un voyageur juif, originaire de Tortose (sous administration omeyyade), Ibrâhîm ibn Ya’qûb. La relation de son périple en Europe othonienne (vers 960-965) - étudiée autrefois par André Miquel - porte un discours prêt à saisir les particularités des us et coutumes des régions parcourues depuis Bordeaux jusqu’à Prague en passant par le Saint Empire. Lors de son passage sur la côte atlantique Ibrâhîm y ajoute des informations sur l’Irlande ; plus tard à Prague il en collecte sur la Pologne. Le relevé de l’appartenance ethnique des villes traversées souligne la progression des Slaves vers l’ouest.

Au XIIesiècle, l’espace européen se dilate et se détaille au nord de la Méditerranée. Il se structure autour de la ville d’après les observations des géographes de l’occident musulman et du premier d’entre eux, al-Idrîsî. L’ouvrage (1154-1158) de ce géographe, au service de la cour arabo normande de Palerme, est d’abord cartographique et se divise selon les latitudes en sept climats ». Son apport le plus singulier est la représentation de la Scandinavie. A la vision ethnographique se superpose celle d’une Europe urbanisée, chrétienne et active, où un réseau réticulaire de routes facilite les déplacements. L’espace rural est négligé, sans doute parce que les renseignements viennent essentiellement de commerçants et de voyageurs.

Aux XIIIeet XIVesiècles, alors que Rome reste enveloppée dans un flou légendaire, les descriptions de Constantinople où s’accentue la présence musulmane, soulignent la grandeur de ses bâtiments. En dépit de son affaiblissement politique, la ville byzantine exerce un réel attrait auprès des observateurs arabes. A l’ouest, ces derniers perçoivent la montée en puissance de la ville latine. Cette période est celle des Mamelouks et des Mongols. On aurait pensé que les connaissances géographiques rassemblées seraient alors plus exhaustives puisque les relations entre les Etats musulmans et l’Europe se sont intensifiées. La littérature géographique devient paradoxalement une œuvre de compilation, chargée d’anachronismes. Les priorités changent. Dans un essai destiné à la chancellerie mamelouke, Qalqachandî (m. 1418) centre son point de vue à partir du Caire. Al-Maqrîzî (m. 1442) accorde la prépondérance à la définition politique du territoire. L’horizon géographique s’est rétréci. L’intérêt se porte sur les Etats qui jouent un rôle politique et économique sur la scène méditerranéenne. La ville tire son importance du pouvoir dont elle est le siège. Ainsi, l’apparition ancienne et régulière de Paris, depuis al-Mas’ûdî (m. 956) jusqu’à al-Maqrîzî, prouve de l’extérieur l’œuvre réalisée par les Capétiens. A la suite d’Ibn Khaldûn (m. 1406), les auteurs donnent une profondeur historique à l’Europe.

Plus à l’est, au XIIIesiècle, des relations s’établissent entre l’Iran mongol et les puissances chrétiennes. Des informations à contenu géographique sont ainsi transmises aux savants qui travaillent dans l’entourage des souverains Ilkhanides. Dans son Histoire universelle, Rachîd al-Dîn (m. 1318) fait œuvre de chroniqueur et de cartographe. Il a unebonne connaissance de la mappemonde occidentale. Puis rapidement, l’Europe n’est plus pour l’Iran qu’un espace éloigné.

            A l’époque moderne, la connaissance de l’Europe s’effrite chez les auteurs arabes. Le centre intellectuel du monde musulman méditerranéen est devenu Istanbul et les ouvrages savants s’écrivent en turc ottoman.

Sous le regard arabo-musulman et sur une durée de six siècles, Jean-Charles Ducène nous livre une étude du continent européen fondée sur une impressionnante documentation (référencée sur un cinquième de l’ouvrage !) et sur leur examen rigoureux. Par ce changement d’approche, il renouvelle et enrichit la connaissance d’une région du monde qui nous est familière et pourtant méconnue dans sa diversité. La sévérité du propos est adoucie par une douzaine d’illustrations. La maîtrise avec laquelle l’auteur a mené cette entreprise de vaste étendue et de haute tenue scientifique (où quelques erreurs marginales - ex. date de la mort d’Ibn Khaldûn - se perdent dans son immensité) mérite d’être saluée et lui a valu d’être publié par CNRS Editions.