Un siècle de littérature en Tunisie, 1900-2017

Recension rédigée par Henri Marchal


Samia Kassab-Charfi, assistée d’Adel Kheder, tous deux universitaires, nous invite à découvrir un siècle de littérature contemporaine en Tunisie, tant d’expression arabe que française, et à en apprécier la valeur, très largement méconnue à l’extérieur de leur pays, contrairement à ses voisines algérienne et marocaine. Ils n’ont pas cherché à dresser un catalogue d’écrivains bien que les noms cités dépassent le chiffre de 800 entrées. L’index des lieux souligne encore l’importance du patrimoine littéraire de Tunisie qui déborde de son territoire. Sans cacher les difficultés de l’entreprise et la patience de la recherche, l’ouvrage a pour ambition de rassembler des œuvres littéraires qui ont pris naissance sur cette terre tunisienne ou à son propos, sans tenir compte des seules considérations géographiques.

Le fil conducteur de l’ouvrage se définit dès le premier chapitre par le rappel des différents apports culturels qui dessinent depuis les Carthaginois un paysage multiethnique et plurilingue. Il se précise d’après le titre d’un essai de Sophie Bessis, Dedans, Dehors, par un mouvement littéraire ancré soit au dedans du pays même, soit au dehors en restant en empathie avec lui.

Ses dix chapitres se rangent par genre littéraire et par ordre chronologique. J’en extrais subjectivement quelques noms et je m’inspire de leur titre ou des têtes de paragraphes pour en caractériser la substance. Le premier aborde la poésie qui rompt avec les formes et les thèmes de la poésie ancienne dans des accents arabes d’abord et francophones ensuite (Aboulkacem Chebbi, Hédi Kaddour, Tahar Bekri). Les années 1930 offrent des tracées cosmopolites – sardes, italiennes et françaises (Mario Scalési, Arthur Pellegrin). La nouvelle de langue arabe narre le quotidien terne de « héros sans panache » (Hassouna Mosbahi). Le roman tunisien en langue arabe se refuse dans sa diversité au classement dans une production qui démarre après l’indépendance (Mahmoud Messaadi, Béchir Khraïef). Les écrivaines proposent par la nouvelle et le roman des explorations contemporaines (Fawzia Zouari, Azza Filali) ; la rédemption féminine du masculin passe par Fawzi Mellah et Elissa, la reine vagabonde dont l’errance devient quête existentielle. Certains se posent la question de savoir à quel pays appartenir. Albert Memmi oscille entre sentiments d’appartenance et de « départenance » (selon le terme de Mireille Rosello) avec sa douloureuse expression du « juif indigène ». Le rapport au pays natal préoccupe Colette Fellous qui refuse de s’enfermer dans une identité. En contrepoint, Héli Béji fait le procès de la décolonisation. L’implantation hésitante de traditions théâtrales en Tunisie s’accompagne d’un retour aux fondements de la culture populaire et à l’usage de la langue dialectale dans de multiples expérimentations scéniques. Dans le dernier chapitre, l’essai de langue arabe réinterroge les textes fondateurs de la culture arabo-musulmane classique, dans un espace fait de déconstruction et de création intellectuelle (Olfa Youssef).

Ce panorama littéraire est enrichi par un double volet anthologique sélectionnant sur une centaine de pages les auteurs de langue arabe d’un côté et les auteurs francophones de l’autre.

Le regard porté par Samia Kassab-Charfi et Adel Kheder sur la littérature de Tunisie au XXe siècle a pour mérite de replacer leur pays à sa juste mesure dans l’univers littéraire, en en dévoilant la richesse trop insoupçonnée et la force de ses interrogations. Cette traversée littéraire nous fait entendre les voix de générations différentes et d’inspirations hétérogènes qui mêlent les genres et les courants, les aspects majeurs et mineurs. Elle témoigne d’une imprégnation profonde du pays et révèle une réflexion fondée sur l’expérience de l’altérité, la question de l’identité et le rapport à l’histoire. Elle offre aussi une aide pour comprendre l’état actuel du monde arabe. Pour F. Mellah qui poursuit cette recherche, il faut revenir à la source des déchirures et des malheurs qui encombrent aujourd’hui cette partie sud de la Méditerranée, tandis que Fawzia Zaouri se heurte à la « chancelante équivocité du monde ». Hédi Kaddour donne une dimension pleinement tunisienne à sa saga des années 1920 sous le protectorat, Les Prépondérants, où se décèle l’analogie avec les appétits impérialistes contemporains. Pour cet ouvrage, il obtient en 2015 le Grand Prix de l’Académie française, ex-aequo avec Boualem Sansal.

Pour reprendre l’expression de Salah Garmadi, ce florilège savamment composé est un livre « arabo-franco-phone » qui fait honneur à la Tunisie et à leurs auteurs et qui, avec le concours des professeurs qui enseignent dans le pays, ne peut qu’y favoriser l’amour de notre langue.