En panne de clepsydre : roman

Auteur Walid Bissa
Editeur Hibr
Date 2021
Pages 276
Sujets Hôpitaux
Temps

Roman
Cote 64.393
Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Un professeur de psychiatrie, M. Abbas, appuyé par M. Kamiche, qui dirige le grand hôpital dans lequel exerce le premier, a repéré le nombre croissant de malades, atteints d’une affection qui détruit en eux le sens du temps, leur fait perdre toute notion de l’heure, du jour et de la nuit, et finalement annule pour eux toute prévision et tout projet. La mesure du temps, symbolisée par la vieille horloge à eau des Anciens, ayant disparu pour eux, ils en ressentent angoisse, sentiment d’abandon, et finalement désespoir. Les deux spécialistes attribuent cette pathologie au découragement d’un nombre croissant d’individus devant l’impuissance et la corruption de l’administration publique de leur pays, qui est incapable d’assurer aux citoyens le minimum de moyens de vivre, et se refuse à les reconnaître dans leur dignité. Mises au courant, les autorités supérieures ne vont pas admettre cette interprétation qu’on pourrait dire politique de la psychopathologie. Les deux lanceurs d’alerte, loin de recueillir des éloges pour leurs analyses, sont accusés par les hommes au pouvoir d’avoir monté de toutes pièces une agitation destinée à remettre en question la république, son histoire, ses institutions, et ses pratiques. Au surplus, on ne supporte pas en haut lieu l’intégrité qui a poussé Abbas et Kamiche à dénoncer les juteux trafics en matière d’importations de matériels médicaux et de contrats de travaux publics dont ont bénéficié des proches du pouvoir. Une procédure impitoyable va les broyer, en les présentant à la fois comme des complotistes ennemis des institutions que s’est données le peuple, mais aussi comme les véritables auteurs des malversations qu’ils dénoncent. Pour faire bonne mesure, des morts suspectes survenues dans leur service visent à les accuser d’assassinat. Après une instruction bâclée, un juge impitoyable, homme-lige du pouvoir, est chargé de diriger le procès…

L’éditeur nous a bien indiqué que « tous les personnages et les faits sont fictifs et n’ont rien à voir avec ce qui aurait pu se passer ou se passerait dans un quelconque pays ».  Cette formule prudente ne suffit pas à brouiller toutes les pistes. Le lecteur n’aura pourtant guère de peine à reconnaître le pays de « ce qu’il est convenu d’appeler le tiers monde » (p. 92), dans lequel on évoque « les gens du bled » (p. 125), et dont la ville principale s’appelle Régal (une anagramme bien venue). Le livre dénote aussi une grande familiarité avec les institutions hospitalières, et le système de santé en général. La manière injuste dont furent sanctionnées, voici quelques années, justement dans le grand pays en question, de hautes autorités médicales (dont la totale innocence est aujourd’hui reconnue), a pu inspirer le présent ouvrage.

Mais cet ancrage dans une réalité pénible et douloureuse n’a pas empêché Walid Bissa d’écrire un véritable roman, qui combine à la fois l’intrigue politico-policière et le conte philosophique. À travers le détail minutieux des péripéties se révèle toute la nature humaine, avec ses caractères généreux et courageux, et ses caractères méprisables, assoiffés d’argent et de pouvoir, ce qui vaut pour tous les temps et tous les pays. Ajoutons que l’auteur a su admirablement user du procédé qui consiste à faire avancer son récit, non pas au moyen d’une narration classique, mais par la succession d’une série de textes présentés comme des documents ou pièces justificatives. Il s’agit des déclarations attribuées aux différents protagonistes (j’ai particulièrement apprécié les comptes-rendus des réunions officielles destinées à mettre au point la stratégie du pouvoir), d’interrogatoires de police, de déposition de témoins. Les dialogues percutants permettent d’imaginer ce que donnerait une transposition de ce livre sur la scène d’un théâtre, d’autant plus que les acteurs du drame ne sont jamais statiques mais saisis dans un mouvement constant qui est une autre forme de résistance à l’arrêt du temps. Leurs noms sont des clins d’œil à l’Histoire (Jugurtha), à la philosophie (Sisyphe), à la Science (Archimède)… Ils se chargent d’humour quand il s’agit de 007, Dingo, Simplet…

Aux échanges verbaux s’ajoutent des extraits d’articles de journaux d’inspirations opposées et la reconstitution d’échanges de réseaux sociaux, appréciant la situation, qui commentent les événements à la manière du chœur antique. La modernité du procédé que l’on retrouve jusque dans la typographie, ainsi que le contenu engagé de l’ouvrage, son pessimisme mais aussi les lueurs d’espoir que font briller, envers et contre toutes les turpitudes du monde, des personnages généreux qui vont jusqu’au bout de leur engagement, font penser à Berthold Brecht.

Il faudrait souligner enfin l’acuité des petites notations concrètes qui reconstituent l’ambiance de la rue (« Le chauffeur avançait plus vite moitié sur la chaussée, moitié sur le trottoir »), les descriptions traçant en peu de mots les caractéristiques tant physiques que morales des hommes et des femmes responsables ou victimes de la tourmente, les maximes disséminées dans le texte et que l’on se plaît à retenir : « si l’hirondelle prétend faire le printemps, elle ne manque pas de fuir dès les premiers froids de l’hiver ».

Au total, ce roman, qui fait réfléchir autant qu’il passionne, constitue sans doute le meilleur antidote aux maux qu’il dénonce. On ne peut que souhaiter voir paraître d’autres ouvrages du même auteur.



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