Le général et le politique : le rôle des armées en Turquie et en Égypte

Recension rédigée par Christian Lochon


Notre confrère Stéphane Valter, dont nous avions recensé dernièrement son Fatwâs et Politique (CNRS 2020) est le codirecteur avec Clément Steuer des Actes du Colloque Révolutions contrastées. Le rôle des forces armées en Égypte et en Turquie, tenu à l’Académie tchèque des Sciences à l’initiative du Pr. Michel Bozdémir. Dans ces deux pays à la démographie comparable, le poids des armées est à l’image de la taille des populations. L’institution militaire y est un « État dans l’État », jalonnée de plusieurs coups d’État. Les alliances étrangères sont différentes, la Turquie est membre de l’OTAN depuis les origines alors que l’Égypte était dans le mouvement des Non Alignés. Depuis 1952, l’Égypte a été dirigée par des militaires (sauf deux civils pour une très courte période) ; en Turquie c’est un parti politique civil qui a mis l’armée au pas depuis 2000.

JEAN MARCOU constate que les armées égyptienne et turque sont les enfants du déclin de l’Empire ottoman (p.16). En Égypte, les successeurs de Nasser ont libéralisé l’économie en tolérant une réislamisation de la société et en donnant l’illusion que le régime pouvait évoluer vers la démocratie (p.15). L’armée sous Moubarak surdotée en équipements américains, contrôlant le tiers du PIB national, doit composer avec les services de renseignements, les forces de police pléthoriques rattachées à la Présidence, les entrepreneurs, les religieux de plus en plus visibles dans l’espace politique et social (p.25). A la révolution égyptienne de janvier 2011, les Frères Musulmans et l’Armée avaient soutenu le mouvement populaire (p.34) puis ils se sont opposés l’un à l’autre en 2013.

En Turquie, la Constitution de 1982 a conforté le Conseil de Sécurité National qui exerce une surveillance militaire des dirigeants civils (p.27). En 2001, l’AKP (Erdogan et Gül) se définit « démocrate conservateur » (p.29). L’Affaire Ergenekon fait incarcérer des milliers d’officiers d’active et de réserve (p.31). Mais lorsqu’en 2013, la Confrérie de Gülen poursuit en justice des responsables AKP, l’AKP épure la police, démantèle l’empire médiatique güleniste. Le 15 juillet 2016, des insurgés bombardent des immeubles officiels mais le putsch échoue (p.32), l’armée sortant affaiblie de cette épreuve. L’AKP gagne le référendum en 2017 de la présidentialisation du Régime (p.33) et fait intervenir l’armée en Syrie, en Irak, en Libye, dans la Mer Egée (p.33).

Pour AURELIEN DENIZEAU, de 2015 à 2019, l’AKP affirme son identité religieuse en même temps qu’elle consolide ses relations avec l’Armée, pourtant séculariste (p.40). Erdogan s’appuie sur le Général Khulusi Akar devenu Ministre de la Défense en 2018 (p.41). Pourtant, l’Armée soutient la coopération avec l’OTAN, l’Occident, Israël (p.41) et le Régime syrien qui lutte contre les Kurdes et Daech (p.44) et exige la modernisation de l’armement (p.51). L’achat de S-400 russes indispose Washington (p.52).

Pour JULIEN THERON, la stratégie militaire turque contre les Kurdes est rendue possible par l’effondrement historique de la Syrie et de l’Irak.

C’est seulement en 1926 qu’Ankara s’est résolu à reconnaître l’incorporation de la province de Mossoul à l’Irak (p.70). Depuis 1994, les Turcs interviennent pour neutraliser le PKK au Nord Irak et ont installé une présence militaire constante à laquelle Washington et Masoud Barzani s’opposent (p.74). En février 2007, 10.000 soldats turcs ont pénétré dans le Nord Irak. Depuis 2015, une base turque a été renforcée à Bashiqa (Plaine de Ninive) où est entraînée une milice sunnite Hashd Al Watani (p.90). Ankara se proclame également « protectrice des Turkmènes » et de leur ville de Kirkouk ! (p.98). Ces opérations sont perçues en Irak comme « un rêve ottoman ». Par contre, le PKK, bénéficie de la transétaticité structurelle du Moyen-Orient dangereuse pour Ankara (p.57). Le PDK en Irak (Barzani) est ramifié en Syrie par l’YPG et en Iran par le PJAK et le Komala (p.60), L’UPK en Irak est iranophile. Ainsi, le dispositif Bagdad-Téhéran-Soleymanieh contrebalance l’influence turque (p.59)

 En Syrie, Ankara soutient des groupes armés sunnites, « proxies » de l’AS, des brigades turkmènes à Jerablous ou Afrin, ou même des alliés de Daech comme Jaysh Khalid Ibn Walid (P.62). En 2013, Ankara accepte que des Peshmergas irakiens défendent Kobbané contre Daech (p.82) mais craint la formation d’une entité autonome kurde le long de sa frontière (p.84). En février 2016, L’armée turque a bombardé les YPG à Alep, investi Idleb avec des groupes arabo-turkmènes syriens en octobre 2017 (p.91).

RICHARD YILMAZ examine la dotation en matériel et en armement à l’Armée turque et la défiance d’Erdogan envers l’OTAN auquel la Turquie a adhéré en 1949. En 1954, la base aérienne d’Incirlik a été ouverte à l’OTAN (p.110). En 1974, l’intervention turque à Chypre interrompt provisoirement les ventes d’armes américaines (p.111). En 2016, Washington ayant armé les FDS dominées par les YPG en 2016 (p.122), Ankara achète à la Russie quatre batteries de S-400 ; son manque d’armements à haute valeur technologique le rapprocherait-il davantage de la Russie ? (p.128)

PAUL CORNIER évoque les différends politiques entre l’AKP, l’Armée et la Confrérie de Gülen. Le procès Ergenekon (2007-2009), soutenu par la Confrérie Gûlen avait éliminé les hauts gradés hostiles au Gouvernement et leurs soutiens civils (p.146). Le coup d’État avorté du 15 juillet 2016, qui fit 290 tués et 1400 blessés (p.132) montre l’hétérogénéité de l’institution militaire et la mobilisation des civils face aux militaires (p.147). Les putschistes, incapables de donner une image de légitimité, (p.144) ont offert une opportunité à l’AKP d’éliminer ses opposants (p.133) ; 250.000 salariés sont limogés dans les secteurs public et privé, 50.000 professeurs, policiers, magistrats, militaires arrêtés (p.157). Une contre-élite de conservateurs et de libéraux ralliés à l’AKP aura gagné (p.143).

NICOLAS MONCEAU compare dans chaque pays les pouvoirs présidentiels, le rôle de la religion et celui de l’armée (p.160). En Égypte,l’armée demeure au centre de l’arène politique pour sanctuariser ses intérêts institutionnels et économiques. Aux élections présidentielles de juin 2012, Morsi n’obtint que 51,7% des voix contre le candidat des militaires Ahmed Chafiq. En mai 2014, Le Général Sissi gagna l’élection présidentielle par 98% des voix (p.169). La Constitution égyptienne de 2014 accorde à l’Armée, une certaine indépendance politique et le droit de juger des civils devant un tribunal militaire.

La Turquie a été régie longtemps par les piliers du Kémalisme, Républicanisme, Étatisme, Populisme, Réformisme, Nationalisme, Sécularisme (p.177). Le Régime turc est de nature parlementaire. La Direction des Affaires religieuses (Diyanet), rattachée traditionnellement au Premier Ministre l’est aujourd’hui au Président. Pour ce chercheur, Ankara a 3 ennemis : les Kurdes, Daech et la Confrérie Gülen (p.184).

Pour CLEMENT STEUER et VICTOR SALAMA, l’armée égyptienne qui a fait son entrée en politique en juillet 1952, devient, sous Moubarak (1981-2011), un empire économique représentant 20 à 40% du PIB, constituant une concurrence déloyale et une entrave aux activités des hommes d’affaires (p.194). En 2013, Al Sissi, Ministre de la Défense, renverse le Président civil Morsi et l’armée reprend en main le pays (p.198) imposant que le Ministre de la Défense soit un militaire, qu’il n’y ait pas de contrôle civil du budget de l’armée et que des tribunaux militaires puissent juger des civils (p.205). En avril 2019, une réforme constitutionnelle confie à l’Armée « la protection de la Constitution et de la démocratie, le maintien des fondations de l’État et de sa nature civile, les acquis du peuple, et les droits et libertés de l’individu » (p.207).
STEPHANE VALTER se penche sur le rôle des forces armées égyptiennes imbriquées dans les sphères politique et économique (p.213). L’armée égyptienne est la première armée aux niveaux arabe et africain avec près de 500.000 hommes (p.214). Elle joue un rôle prépondérant comme gardienne de la stabilité de l’État (p.217). L’institution militaire produit 60% de ses équipements et biens consommables (p.225). La prédominance de l’Armée sur l’activité économique, la vie politique font considérer la société civile comme soumise aux forces armées (p.237). La majorité des 27 gouverneurs provinciaux sont d’anciens généraux. Mais une guérilla islamiste dans le Nord du Sinaï affecte également tout le pays et la riposte manque cruellement d’efficacité (p.240). L’armée a longtemps semblé plus intéressée par la gestion d’usines et d’entreprises que par la lutte contre le terrorisme (p.242). Le Régime Sissi renforce sa mainmise sur la société pour garantir la stabilité régionale et sécuriser les bases de l’économie nationale sans trop se soucier des souffrances des classes pauvres et des régions marginalisées (p.250).

Le Pr. MICHEL BOZDEMIR conclut en remarquant que tant en Turquie qu’en Égypte, selon des modalités différentes, l’institution militaire a été un État dans l’État (p.254). Par contre, si, en Égypte, régime politique et religion restent soudés, en Turquie le régime demeure basé sur la pluralité des partis politiques et les élections libres (p.258).