Auteur | Jean-Pierre Cabestan |
Editeur | Tallandier |
Date | 2024 |
Pages | 427 |
Sujets | Deng Xiaoping (1904-1997) Politique et gouvernement Chine (1949-.... Chine 20e siècle Biographie |
Cote | 69.210 |
Membre correspondant de l'Académie des sciences d'outre-mer, rattaché à la 5e section Enseignement, littérature, archéologie et beaux-arts, Jean-Pierre Cabestan est sinologue, spécialiste du droit et des institutions du monde chinois contemporain, directeur de recherche émérite au CNRS et professeur émérite à l'université Baptiste de Hong Kong. Il nous livre un nouveau et remarquable ouvrage consacré à Deng Xiaoping. « Vous voyez le petit homme là-bas, il est très intelligent et il a un grand avenir devant lui » disait Mao Zedong à Khrouchtchev, en 1957 à propos de Deng Xiaoping (1904-1997). Compagnon de Mao, sa trajectoire épouse celle de la Chine et du Parti communiste chinois tout au long du XXe siècle[1]. Si son rôle fut décisif dans le massacre de Tiananmen en 1989, il laisse avant tout l'image de « l'homme des réformes et de l'ouverture » engagées à partir de son retour au pouvoir en 1978. La tentation est grande de l'opposer à Xi Jinping et à son « régime autoritaire crispé », par exemple à propos des relations avec les États-Unis ou Taïwan, mais l'un et l'autre ont aussi de nombreux points communs. L'un et l'autre ont baigné dans une culture politique stalinienne : ainsi Deng n'était pas plus démocrate que Xi, mais il a surfé sur la vague et a su tirer profit de la chance.
Dans les régimes autoritaires, le plus important est de survivre. Deng l’a parfaitement réussi, passant du statut de lieutenant de Mao à successeur présumé de Zhou Enlai, au début des années 1970, puis, à partir de 1978, numéro un du Parti communiste. Il s'est adapté aux circonstances et aux rapports de force du moment, faisant preuve de pragmatisme plutôt que d'opportunisme. Soviétique de conviction, il avait pour objectif de mettre en place une économie et une société socialiste dirigées par un parti unique se considérant comme l'avant-garde naturel du prolétariat. En même temps, il était l'héritier d'une longue civilisation dominée par le confucianisme ainsi que d'un empire ayant peiné à se transformer en un État-nation moderne et démocratique.
L'objet de l'ouvrage est de produire une biographie politique de Deng Xiaoping. À cet égard, il est nécessaire de prendre en compte sa vie politique dans son ensemble : sa jeunesse au Sichuan, ses années en France, son adhésion au PCC, son retour en Chine via l'Union soviétique, son ralliement à la guérilla communiste organisée par Mao Zedong, son ascension au sein du parti avant et après la fondation de la République populaire de Chine en 1949, son rôle déterminant dans les initiatives lancées par Mao comme le mouvement antidroitier de 1957 et le Grand bond en avant un an plus tard, sa disgrâce en 1966 au moment du lancement de la Révolution culturelle, son premier retour en 1973, sa seconde disgrâce en 1974, son progressif retour au pouvoir à compter de 1977.
L'une des questions essentielles abordées dans le livre consiste à déterminer le rôle joué par Deng Xiaoping dont la modernisation de la Chine après 1978. « Était-il un despote, voire un empereur éclairé ou un primus inter pares capable d'entraîner le reste des dirigeants du PCC dans la voie des réformes ? Comment a-t-il réussi à écarter ses opposants (Hua Guofeng) et ses rivaux (Chen Yun) ? Jusqu'où a-t-il soutenu les réformateurs du PCC (Hu Yaobang et Zhao Ziyang) dans les années 1980 ? Pourquoi a-t-il choisi de réprimer dans le sang le mouvement démocratique de 1989 ? Quelle leçon a-t-il tiré de l'effondrement de l'Union soviétique et de la victoire du libéralisme sur le communisme ? Comment a-t-il préparé sa succession et la stabilisation du système du parti unique en Chine ? » (p. 14). Certes, aujourd'hui, le PC de Xi Jinping tend à reléguer Deng Xiaoping au second plan, au profit d'une place plus grande accordée à Mao, mais ce même Deng conserve une image forte auprès de l'aile plus réformiste du parti ainsi que des intellectuels libéraux.
Le plan de l'ouvrage adopte une progression strictement chronologique qui, en l'occurrence, colle de manière pertinente au récit. Sont d'abord étudiés « Enfance jeunesse séjour en France et en Union soviétique 1904-1927 » (chapitre 1, p. 17-37), « Retour en Chine : Deng révolutionnaire professionnel, puis officier politique 1927-1936) », (chapitre 2, p. 39-62) et « Deng le maoïste, Yan’an, la guerre sino-japonaise et la guerre civile 1936-1949) », (chapitre 3, p. 63-89). Avec la création de la RPC, en 1949, s'ouvre une nouvelle période qui l'amène au cœur du pouvoir, mais s'achève mal, moins que pour d'autres cependant : « Deng fait son entrée dans le premier cercle du pouvoir 1940-1953 », (chapitre 4, p. 91-116), « Deng le maoïste à Zhongnanhai[2] (1956-1960) », (chapitre 5, p. 110-142, « Deng le « liuiste » 1961-1967 », (chapitre 6, p. 143-173), période durant laquelle il collabore de façon étroite avec Liu Shaoqi (1898-1969)[3], « Deng et la Révolution culturelle : la traversée du désert 1967-1973 », (chapitre 7, p. 175-197).
À l'issue de ces temps difficiles s'ouvre une phase de retour au pouvoir, non sans d'âpres luttes : « Premier retour au pouvoir et seconde disgrâce 1960 -1976 », (chapitre 8, p. 199-234), « Le Second retour de Deng aux affaires 1977-1979 », (chapitre 9, p. 235-264), puis à « L'ère des réformes 1979-1984 », (chapitre 10, p. 265-299, évidemment très riche) succède « L'ère des tensions 1985-1988 », (chapitre 11, p. 301-326). Elle débouche sur une crise bien connue, mais dont le livre fournit avec clarté les clés : « Deng le printemps de Pékin et le massacre du 4 juin à Tiananmen », (chapitre 12, p. 327-352). Commence dès lors la dernière phase de la vie de Deng Xiaoping, celle du retrait progressif, mais jamais total : « La fausse retraite et la dernière initiative du patriarche 1989-1997 », (chapitre 13, p. 353-376) avec le fameux nanxun[4].
L'ouvrage s'achève sur une excellente conclusion « Deng Xiaoping à l'épreuve de l'histoire », p. 377-392. Au terme d'une très longue vie (93 ans), Deng Xiaoping livre l'image d'un homme politique ambitieux et méthodique. Il a suivi « à la fois son idéal communiste et les règles du jeu au sein du parti politique qu'il a choisi pour y démontrer sa capacité à exercer des responsabilités et y gravir progressivement les échelons du pouvoir au risque de retomber à trois reprises en bas de l'échelle », p. 377. Parvenu au pouvoir suprême sur le tard, à 74 ans, il a connu plusieurs vies, démontrant une forte capacité d'adaptation sans pour autant renoncer à son opposition totale à la démocratie et à la conception libérale des droits de l'homme.
Première conclusion, Deng a été un communiste autoritaire, même s'il est favorable à une certaine décentralisation économique et à une réduction de la sphère politique. Il a la conviction que la dictature démocratique populaire basée sur le parti unique constitue le système politique le mieux adapté à la Chine. Contrairement à certains réformistes comme Zhao Ziyang, il ne croit pas à la nécessité de limiter le pouvoir. C'est pourquoi il n'a pas hésité à réprimer plutôt qu'à négocier. Communiste autoritaire, adhérant sans restriction au principe de la dictature du prolétariat, il n'a pas hésité à écarter ses subordonnés attirés par un socialisme à visage humain comme Hu Yaobang ou Zhao Ziyang.
Deuxième conclusion, c'est sa proximité avec Mao qui lui a permis de monter rapidement dans la hiérarchie du parti. Contrairement à Liu Shaoqi, il n'a jamais été exclu du parti, témoignant d'une grande fidélité à Mao, y compris face à l'Union soviétique. Pourtant, troisième conclusion, sa vie et sa carrière politique diffèrent beaucoup de celles de Mao. Contrairement à ce dernier, il a été le père d'une famille unie et solidaire et un excellent grand-père. Pragmatique, il a toujours refusé d'être qualifié de « grand marxiste ». Au contraire, revenu au pouvoir dans les années 1970, il s'est inspiré des « Quatre petits dragons » pour faire appel au marché et à l'entreprise privée en prônant l'intégration de la Chine à l'économie mondiale. Pour lui, le socialisme c'est le développement économique. Il s’agit de réaliser le rêve de richesse et de puissance (fuqiang) des modernisateurs du XIXe siècle. Afin d'y parvenir, il s'est efforcé de régulariser le fonctionnement du parti et de l'État ainsi que de rétablir la légalité socialiste. Ainsi s'explique, entre autres choses, l'adhésion de la Chine à l'OMC en 2001, le retour à un système partiellement méritocratique de recrutement des fonctionnaires, comme avant 1949, et un effort de modernisation du droit, mais sans aller jusqu'à la mise en place d'un État de droit.
De même, s'il s'est rapproché du « khrouchtchévisme » (principe de la direction collective, lutte contre le culte de la personnalité), il a privilégié une autre voie : celle du décollage économique de l'intégration à l'économie mondiale, de la privatisation de l'agriculture, de l'émergence de l'initiative privée et d'une classe moyenne, non sans favoriser la constitution de nouvelles élites. En matière de politique étrangère et de sécurité, il a privilégié la stabilisation des relations avec l'ensemble des partenaires de la Chine (États-Unis, Union soviétique puis Russie, Europe, Japon, etc.) et une diplomatie prudente que suivront ses successeurs Jiang Zemin et Hu Jintao au moins jusqu'en 2006-2008, par exemple sur Taïwan. Enfin, il a encouragé un processus d'urbanisation sans précédent. Il s'est accéléré après sa mort au profit d'une classe moyenne de plus en plus nombreuse, mais sans assurer aux ruraux migrant vers les villes les mêmes droits sociaux que les citadins.
Quatrième conclusion, il est exagéré de considérer Deng comme l'anti Xi Jinping. Certes Xi Jinping a rompu avec nombre des acquis du « dengisme » (le principe de la direction collective, la dénonciation du culte de la personnalité, la limitation à dix ans du mandat du chef de l'État et du Parti). Surtout Xi Jinping concentre entre ses mains de plus en plus de pouvoirs. S’ensuivent des conséquences majeures : affirmation de la pensée de Xi en tant que nouvelle orthodoxie, priorité plus nette aux entreprises d’État, contrôle plus strict sur les firmes privées, restriction grandissante des libertés publiques, surveillance accrue des religions occidentales, montée du nationalisme et alourdissement de la mise en tutelle des minorités ethniques, politique extérieure plus agressive, notamment autour de Taiwan, renforcement spectaculaire de l'outil militaire, tendance au repli sur le cadre national.
Il faut dire que les réformes de Deng ont révélé ou engendré nombre de défis et de problèmes nouveaux : explosion de la corruption à grande échelle, creusement des inégalités sociales accentuées par l'enrichissement parfois choquant d'une minorité, exploitation d'une masse énorme de travailleurs migrants dépourvus de droits sociaux, montée en puissance d'un secteur privé de plus en plus puissant et donc dangereux pour le parti (Alibaba et Jack Ma), retard des systèmes de santé, aggravation de la pollution de l'air et des eaux, vieillissement rapide et spectaculaire de la population, émergence sur le plan politique de multiples féodalités locales et régionales, etc. Ainsi s'expliquent un certain nombre de mesures prises par Xi Jinping : recentralisation du pouvoir, lutte contre la corruption, mesures d'amélioration de l'environnement et de réduction des inégalités. Mais cela s'est accompagné de la mise en place d'un autoritarisme renforcé qui pèse notamment sur l'économie, les relations parti-état-société et les rapports de la Chine avec ses grands partenaires internationaux. Ce « léninisme consultatif autocentré » conduit à un renforcement des contrôles sur l'économie et la société chinoise avec une obsession pour toutes les formes de sécurité à commencer par celle du régime.
En définitive, derrière son apparente modestie vis-à-vis de son rôle propre, quel a été celui de Deng Xiaoping ? Tour à tour communiste autoritaire maoïste puis détracteur de Mao, réformateur et modernisateur, il a joué un rôle déterminant dans les succès du régime communiste chinois : dé-collectivisation de l'agriculture, développement du secteur privé, décollage de l'économie comme dans ses échecs (celui de la réforme politique, massacre de Tiananmen, corruption). Mais il n'a pas agi seul, bénéficiant presque toujours du soutien de la majorité de ses pairs au sein de la direction du Parti. Comme tous les dictateurs, comme Xi Jinping, Deng Xiaoping s'est inquiété, notamment à la fin de sa vie, pour la solidité à long terme du régime communiste.
On l'aura compris, le livre est important et constitue un apport majeur à la connaissance de la Chine contemporaine, dans un style vivant et clair, grâce à un solide appareil critique et à une excellente bibliographie.
[1]« Introduction », p. 7-15.
[2] Zhongnanhai (est un parc situé au centre de Pékin, immédiatement à l’ouest de la Cité interdite, dont le domaine occupe une superficie comparable à celle-ci. Ce parc abrite le siège du gouvernement de la république populaire de Chine, il y est souvent fait référence en tant que « nouvelle Cité interdite ».
[3]Liu Shaoqi, né le 24 novembre 1898 à Ningxiang et mort le 12 novembre 1969 à Kaifeng, est un homme d'État chinois. Il était un des membres influents du Parti communiste chinois et de la république populaire de Chine dont il fut le président du 27 avril 1959 au 31 octobre 1968.
[4]Le nanxun désigne les tournées d'inspection de l'empereur dans les provinces méridionales de l'empire. En janvier et février 1992, Deng Xiaoping effectue un dernier périple à Wuhan, Changsha, Canton, Shenzhen et Zhuhai, Zhongshan, Shunde, Yingtan, notamment pour y mettre en valeur les zones économiques spéciales.