Penser en résistance dans la Chine d'aujourd'hui

Recension rédigée par Eric Meyer


En apparence, le peuple chinois est sagement uni derrière son Parti unique. Les hordes de caméras ostensiblement perchées au-dessus des têtes, les délateurs et espions disséminés dans la foule sont là pour cultiver en permanence la prudence, la peur pour son emploi ou son poste, sa famille, son cercle intérieur. Sont aussi là les longs siècles de tradition, confucéenne comme bouddhiste, pour renforcer cette culture d’acceptation - ce sentiment d’appartenance à une étouffante famille d’1,4 milliard de fils du Ciel, sous le « socialisme aux couleurs de la Chine ».

Pourtant, à la base, il n’est guère d’individu qui ne ressente l’atteinte insidieuse à son intimité, l’injonction permanente de l’appareil, souvent changeante et donc absurde, de lui obéir suivant le vent du moment : les campagnes lui intimant de consommer plus, de ne pas faire d’enfants, puis d’en faire, de dénoncer tour à tour le Japon, l’Australie, le Canada, la France et bien sûr Taiwan - en tout temps. A la vérité, en Chine, des voix s’élèvent chaque jour contre cette propagande erratique et ubuesque : celles de penseurs, d’écrivains, avocats, journalistes, scientifiques et philosophes, tous cherchant à établir un contrefeu pour protéger leur communauté - au risque de leur paix et de leur carrière.

Ils osent. Quelques mois ou quelques années, ils trouvent le microphone, le media ou l’éditeur assez audacieux pour diffuser leur message, jusqu’à ce que le système les rattrape et les réduise au silence. Sous le clavier d’Anne Cheng et de Chloé Froissart, un ouvrage vient de paraître pour rassembler quelques-unes de ces voix. Leurs articles sont traduits, annotés, et assortis d’un solide glossaire et commentaire de remise en contexte.

Dans sa préface, Anne Cheng cite la réponse célèbre de Confucius à un disciple lui demandant les ingrédients d’un bon gouvernement. Sa réponse :

- des vivres, des armes et la confiance du peuple.

-et s’il faut se passer de l’un, ou de deux des trois ?

-des armes, puis des vivres, mais pas de la confiance. Sans elle, aucun pouvoir ne peut tenir !

C’est bien situer le terrain de la guerre, froide et silencieuse, en cours dans l’empire du Milieu, entre une société qui depuis la prise du pouvoir socialiste en 1949, a eu le temps de s’éduquer et de sortir de la misère et un Parti tout puissant qui tire les rênes des médias, de la justice et des finances et s’arc-boute pour préserver à ses membres les fortunes qui en découlent. En apparence, ce Parti ultra-conservateur parvient encore à maintenir le silence sur les masses, au moyen de centaines de milliards d’euros déversés sur son armée et sa police, à grand renfort de nouvelles technologies et d’intelligence artificielle. Retournée à celle de Mao Zedong, la Chine de 2026 met tous ses efforts pour préserver son monopole des pouvoirs publics, à commencer par sa clé de voute : la pensée unique de Xi Jinping.

Voici quelques-uns de ces programmes et portraits de dissidents célèbres :

La première partie du recueil est consacrée aux historiens et à l’Histoire. Première de la liste, la professeure Zi Zhongyun s’attache à défendre l’indépendance de l’historien, au nom d’un principe fulgurant, primordial à tout régime dictatorial : le contrôle de l’histoire induit celui de la conscience et donc du récit national. Zi commence par rechercher dans l’antiquité cette résistance au mensonge d’État (d’un mensonge proféré pour nier un meurtre) : dans l’État de Qi à l’époque des « Printemps et Automnes » (-770 à -476 avant J. -C.), elle cite le cas héroïque de trois frères historiens qui préfèrent se laisser exécuter plutôt que de taire dans leurs annales, l’assassinat du Duc Zhuang par son usurpateur.

Passant à une époque plus contemporaine, Zi s’arrête ensuite sur les cas de cannibalisme des années 1957-1961 que Liu Shaoqi n’avait pas réussi à faire admettre à Mao Zedong - qui refusait d’admettre l’échec de sa délirante campagne du Grand Bond en avant - 40 millions de décès, selon les estimations les plus courantes. Plus loin, l’historienne dénonce les effusions de sang et destructions de masse perpétrées par Staline (tel le massacre de 2000 officiers polonais à Katin) et ses mensonges successifs pour nier leur existence.

Conclusion de l’autrice : « Qui veut rayer un pays de la carte, doit d’abord rayer des mémoires son histoire ». Et Zi Zhongyun, pour détourner les soupçons, de citer… « Les Japonais qui (durant la guerre d’occupation en 1931) s’employèrent à effacer toute trace de l’histoire chinoise de la mémoire de nos jeunes écoliers ». On l’aura remarqué, Zi dans l’évident souci d’éviter autant que possible les foudres du pouvoir, évite toujours de citer les errements du régime de son moment à elle, du présent !

 Xu Jilin, autre célèbre dissident, recourt au même procédé. C’est à un esprit libre, l’écrivain nippon Maruyama Masao, qu’il prête des analyses et pensées qui sont en fait les siennes, résumées par cette formule : « il suffit qu’il y ait un autrui pour que le moi existe. Toute subjectivité individuelle se construit dans l’écoute et le respect de ce qu’autrui énonce ».  Telle formule, en creux, définit l’ennemi potentiel du PCC comme l’électron libre, la forte tête, l’esprit critique capable d’analyser et d’objecter voire s’opposer. Voilà le type de personnalité que l’école chinoise doit éviter de favoriser, le contraire de l’éducation qu’elle veut donner, afin qu’elle donne au régime le moins de dissidents possible. Et c’est ce qu’un penseur comme Xi Jilin cherche à rectifier, précisément parce que ce type d’esprit rebelle, mauvais pour le Parti, est bon pour la nation.

 Pour développer sa pensée critique, Wang Lixiong a trouvé un autre cheminement et un autre support inattendu : le roman. « Péril Jaune », d’abord publié en 1991 au Canada sous pseudo, imagine la dystopie d’un régime maoïste devenu fasciste, causant une 3ème guerre mondiale. Porté sous le manteau par son immense succès, l’œuvre de fiction permet à Wang d’aller plus loin : il porte ensuite son regard sur l’environnement lourdement pollué de la Chine, puis sur le Tibet, dont il épousera une fille, la poétesse, Tsering Woeser.

Avec une clarté que n’aurait pas renié Descartes, Wang Lixiong démonte les mécanismes de la pensée de Mao. La « loi de l’histoire » (le déterminisme historique) se fusionne largement avec la « Voie du Ciel » de la tradition chinoise - c’est-à-dire le droit à régner des dynasties impériales. Mao se voit, dit Wang Lixiong, comme l’interprète des deux concepts et l’affirme dès 1913 : « un empereur ne détient son titre qu’une génération, tandis que le sage le conserve pour cent ». Et Wang de déduire : « pour Mao, il faut fusionner en un seul corps l’empereur et le sage, et que maître et souverain ne fasse qu’un seul être » - lui-même, bien sûr. Analyste fertile, Wang conclut sur un questionnement : « le plus intrigant dans cette rétrospective, n’est pas tant l’absurdité de Mao, déjà visible de tous, mais la façon dont le personnage parvint à hypnotiser des centaines de millions de Chinois sur une si longue période ». Dans ses actes, notamment postérieurs à 1957, l’auteur n’y voit pas l’expression d’une simple folie individuelle, mais le simple décalage entre les chimères idéologiques de la révolution de Mao et les besoins incompressibles des masses en liberté et en prospérité. « A force de creuser toujours plus profondément le puits communiste, dit Wang Lixiong, c’était là que le puits devait finir par mener » !

La seconde section du livre est dédiée aux juristes constitutionnalistes. Au tournant du XXe siècle, le juriste est monté en puissance en Chine, pour combler les besoins d’habitants qui commençaient à s’enrichir, posséder leurs voitures ou appartements : il leur fallait soudain un attirail d’avocats, de juges et de lois pour gérer les biens, les litiges, les héritages. Or, ces juristes étaient naturellement amenés à évaluer le rapport à la nation, à vouloir faire respecter les lois, comme ailleurs dans le monde. Des centaines de milliers de jeunes se mirent à étudier les lois, que le parlement se mit à produire ou amender, dotant en 20 ans la Chine d’un appareil législatif parmi les plus modernes au monde. Le problème s’est élevé quand ces juristes se sont pris à rêver d’une démocratie soumise aux lois et à la Constitution - puisque la Chine reconnaissait à travers celle-ci une large palette de droits et de recours aux citoyens. Ces droits bien sûr, n’existaient que sur le papier : afin de permettre aux cadres de les transgresser, le régime accordait une place bien plus large aux « règlements » (规定gui’ding) qu’à la loi (法律, falü).

Parmi ces juristes démocrates, une figure de proue s’élève : He Weifang qui, dès 2013, adressait ses vœux à ses lecteurs sous le titre de : « Le rêve chinois, un rêve de constitutionnalisme ». Il ne se rendait peut-être pas compte de l’insolence de sa formule, car celle-ci reprenait le slogan liminaire de Xi Jinping à savoir « rêve de Chine » (中国么梦, zhongguo meng), qu’il interprétait comme un cheminement direct vers la démocratie quand Xi, lui, préparait un retour aux valeurs maoïstes autoritaires. Bientôt, Xi Jinping devait lancer une campagne contre les avocats qui contestaient le monopole du Parti : à travers le pays, plus de 300 avocats étaient arrêtés et condamnés, certains jusqu’à 14 ans de prison. En 2013, He Weifang avait rêvé d’un PCC que se réinventerait en un social-démocratie de style suédois. A cette époque de son arrivée aux affaires, Xi Jinping pouvait soulever un certain espoir, dans l’ambiguïté de sa position. Aujourd’hui, une telle perspective est entièrement obsolète et impensable, une page a été tournée, un ressort brisé.

Une 3ème partie se consacre aux minorités - Tibet, Xinjiang, Mongolie intérieure.

Une contribution de taille est celle de Woeser, la compagne de Wang Lixiong également présente dans ce livre. Figure originale de la galerie des penseurs dissidents de l’Empire du Milieu, elle a fait le choix d’écrire sur son peuple et sa culture, en langue chinoise. Woeser appartient à cette première génération de Tibétains formés en mandarin, s’exprimant dans la langue de Lu Xun afin d’atteindre un public cent fois plus vaste, de conscientiser et démocratiser la Chine de l’intérieur.

Sans doute le cas le plus dramatique des penseurs de ce livre, Ilham Tohti, défenseur des Ouighours du Xinjiang est l’archétype de l’intellectuel visionnaire des grilles de lecture de son monde, mais aveugle à ses rapports de forces. Il soulève aussi un paradoxe extrême, car une partie de son message aurait dû être bienvenue du régime - avec un peu de chance, Ilham Tohti eût pu passer pour un de ses bons élèves et cité en exemple.

Quoique musulman ouïghour, Ilham Tohti s’opposait aux tentations intégristes et séparatistes, puissantes dans sa communauté. Il prônait le dialogue entre communautés et un développement sous le signe de la raison et de la science. Professeur en Université à Pékin dans les années 2000, il avait créé son propre blog et Uyghur Online, son site internet en mandarin, où il favorisait les rencontres entre étudiants et intellectuels des deux ethnies Han (94% de la population) et Ouighours (moins de 1%, 10 millions d’habitants). De la sorte, il espérait désamorcer la tension croissante entre ces communautés. Son projet était donc résolument humaniste… Sauf qu’il avait du mal à dénoncer frontalement ses compatriotes adeptes de razzias et d’intifada, leurs organisations clandestines, leurs attentats sanglants, surtout à Urumqi la capitale provinciale (200 morts en juillet 2009). A ce moment, Pékin décidait d’éradiquer le séparatisme Ouighour (comme celui Tibétain d’ailleurs), par tous les moyens. Tohti partageait pourtant, encore, l’illusion d’un Xi Jinping réformateur et modéré et se persuadait que son arrivée allait « tout arranger pour son peuple désormais ». Arrêté dans l’année même, il était condamné en 2014 à la perpétuité pour séparatisme, et disparaissait - à ce jour, on ignore son lieu de détention, voire s’il est encore en vie. Les nombreux prix reçus durant sa captivité, dont le Sakharov en 2016 et le Vaclav Havel en 2019, n’ont en rien pu adoucir la rigueur de la sentence, moins encore ses deux nominations au prix Nobel de la paix. Peu avant sa disparition, il écrivait encore : « Je m’oppose à une fusion ethnique arrangée et calculée…  Utiliser des moyens administratifs pour conserver une cohésion ethnique revient par définition à utiliser la force qui nourrit les divisions, là où la tolérance reste le meilleur moyen d’encourager la diversité et de favoriser l’intégration et les liens mutuels » : en dépit de leur ton modéré, de tels propos ont pu suffire pour convaincre un leadership exaspéré qu’il détenait avec Tohti, un des meneurs de la sédition, sinon le leader idéologique de la résistance à sa guerre d’assimilation !

 La dernière partie de l’ouvrage donne la parole aux contestataires de l’État - Parti donc aux philosophes et politologues, de ceux qui constatent le décalage de plus en plus béant entre les intérêts du Parti et ceux de la nation et la faveur quasiment invariable au premier au détriment de la seconde.

Ge Zhaoguang, un de leurs chefs de file, pourfend avec verve les zélateurs du 天下 (Tianxia), du « sous le ciel » : du patriotisme cocardier exacerbé depuis l’arrivée aux affaires de Xi Jinping. Ge s’en prend aux néo-confucéens qui prétendent réinventer la sagesse du maître antique, moyennant un vigoureux coup de barre à droite et de viser à légitimer et renforcer un gouvernement autoritaire. Ge cite un des chantres de ce néoconfucianisme, Jiang Qing, et son plaidoyer pour un système tricaméral avec une chambre élue, une autre nommée « selon mérites » et la dernière dirigée par un héritier de Confucius. Tout ce débat est bien sûr encouragé par Xi Jinping, à la fois pour son aversion des valeurs démocratiques et parce que l’école confucéenne est un des rares systèmes essentiellement issu du sol chinois - contrairement au bouddhisme, au christianisme ou à l’islam. Le travail de Ge Zhaoguang consiste à démonter une à une chacune des prétentions d’historicisme des néo-confucéens et à les dépouiller de toute légitimité, source historique à l’appui. Ce faisant, sa démarche peut être rapprochée de celle du penseur sinologue suisse Jean-François Billeter, pour qui l’autoritarisme en Chine n’est nullement un continuum, mais qui, au fil des dynasties, s’est alterné avec des phases de tolérance et d’ouverture.

Ce livre d’Anne Cheng et Chloé Froissart recèlerait encore bien d’autres noms à citer, d’auteurs et penseurs méconnus. Tels quels, ils nous offrent la chance de découvrir leurs idées, leurs existences, et dans l’ombre, celle du peuple chinois. En les découvrant, nous retrouvons des préoccupations qui sont les nôtres et une réflexion riche sur les rapports possibles entre l’homme, le groupe et l’État, l’organisation de la Cité.

Tels quels, ces auteurs nous apparaissent donc, à nous Européens, des frères en pensée. Cela est là pour nous rassurer : même aux antipodes, même sous des régimes sans liberté, l’humanité demeure unique, fragile mais résistante, roseau faible mais roseau pensant.