| Auteur | Lukasz Kamienski ; traduit de l'anglais par Laure Drege |
| Editeur | Nouveau Monde |
| Date | 2017 |
| Pages | 607 |
| Sujets | Soldats-Usage des drogues-Histoire Soldats-Consommation d'alcool-Histoire Drogues-Utilisation militaire-Histoire |
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Passés les moments de fierté patriotique, la confiance dans la victoire, les nouvelles camaraderies, l’excitation à découvrir un nouveau pays ou de nouveaux horizons, il y a le quotidien du terrain, la violence des combats, les nouveaux camarades tombés, le sang, les cris, le bruit des bombes et des explosions, les regards vides ou atterrés des populations civiles… En mettant à part les soldats cultivant un réel attrait pour la violence et les tueries - qui sont heureusement l’exception - la majorité des appelés peuvent flancher ; or, la guerre ne leur donne guère cette opportunité.
Comment entretenir la combativité ? Comment circonscrire la peur, les défaillances ? Comment leur permettre de lutter mieux, plus longtemps, plus agressivement ?
En les « aidant » bien sûr, avec des produits plus ou moins naturels, transformés, voire créés en laboratoire. L’usage des drogues et autres stimulants, détournés de leur emploi premier - thérapeutique, religieux ou récréatif - a ouvert de formidables possibilités aux gouvernants et décideurs militaires. En les dopant, les drogues rendent les soldats plus performants, plus réactifs, plus vigilants, mais aussi plus paranoïaques, plus imprudents et… dépendants.
Professeur de sciences politiques, stratégie et disciplines militaires de l’université de Cracovie, Łukasz Kamieński présente ici une histoire des guerres par un angle inédit et original : celui de l’usage des drogues dans les bataillons, ses conséquences, ses apports, ses échecs. Son argument est le suivant : « Je soutiens que saisir l’ampleur de l’usage de psychotropes par les États, les armées, les groupes armés non étatiques et les combattants est crucial pour l’étude de l’histoire militaire. En effet, cela peut changer la façon dont nous analysons, interprétons et comprenons la guerre. » Dont acte.
L’ouvrage, construit autour de trois grandes parties analysant chacune une période historique -Des temps prémodernes à la fin de la Seconde Guerre mondiale ; La guerre froide ; Vers le présent -, propose un panel mondial. Très rares sont les pays à ne pas avoir fourni des stimulants à leurs combattants ; seul le type de psychotrope change et évolue au fur et à mesure des conflits. Des guerriers grecs aux soldats de Napoléon Bonaparte, des tribus sibériennes aux berserkers scandinaves, des Indiens aux Chinois, l’auteur analyse le maximum d’exemples significatifs, s’attardant cependant sur les emplois américains et soviétiques/russes.
La présentation des conflits dans leur ordre chronologique permet aussi à Łukasz Kamieński de développer, en parallèle, « l’amélioration » des drogues : la prescription de boissons enivrantes (vin, rhum, vodka), notamment durant la Première Guerre mondiale, comme remède à la fatigue, au stress et à la souffrance, mais contreproductives dans l’ivresse ; celle d’opium, de haschisch, de champignons et de coca, produits « naturels » dont l’utilisation sur les champs de batailles remonte à la Grèce antique, aux Nizari Ismaili (secte radicale de musulmans chiites) pour la consommation de haschisch (1080), et aux habitants des steppes d’Asie du Nord pour lesquels l’ingestion de champignons permettait l’anesthésie, l’amélioration de l’endurance et d’aiguiser le cerveau. Quant au coca, il était déjà largement utilisé par les Incas, en tant que remède aux maux d’altitude, comme composant des cérémonies spirituelles et des rituels sacrificiels. Ses propriétés donnant de la puissance, soulageant la faim, la soif et l’impression de froid n’ont pas échappé aux Espagnols. L’opium, bien sûr, fait l’objet d’une étude détaillée de l’auteur, du fait de son importance culturelle, de sa présence sur tous les continents et du conflit qui a opposé les Britanniques et les Chinois dans son contrôle et sa vente.
L’étape suivante fut franchie par les scientifiques qui découvrirent, dans ces stimulants naturels, les éléments psychoactifs responsables de ces effets thérapeutiques, en augmentant ainsi la pureté et le dosage. La morphine extraite de l’opium, utilisée contre la douleur, pour remonter le moral, soigner les « douleurs existentielles », plonger dans l’oubli et fournir une inspiration artistique, fut largement prescrite auprès des blessés de guerre (notamment dans les cas d’amputation) ; elle s’avéra bien vite utile pour atténuer les troubles mentaux liés à l’anxiété grave. Malgré les avis positifs quant à ce « médicament miracle », les médecins de l’époque constatèrent vite qu’elle générait une forte dépendance. La cocaïne, issue de la coca, fit son apparition dans la ration des soldats vers 1880 : elle améliorait leurs performances et avait un effet coupe-faim particulièrement utile sur les frais de ravitaillement. Ironie de l’histoire des psychotropes, la cocaïne était aussi prescrite comme « médicament » pour sortir de la dépendance à la morphine…
La cocaïne, puissant stimulant, était présente à tous les niveaux hiérarchiques militaires de la Grande Guerre, des pilotes aux fantassins, du côté anglais, français ou allemand. La fin de la guerre et le retour des vétérans, blessés, abîmés et drogués furent le premier signal d’alarme quant à la gestion de ses « héros » complétement dépendants d’un stimulant fourni par l’armée, mais que la société considérait d’un mauvais œil.
Puis l’ouvrage se penche sur les nouvelles drogues, celles synthétisées dans les laboratoires : les amphétamines et la méthamphétamine, appelées plus communément « speed » et « meth » du fait de la forte stimulation qu’elles provoquent, avec une amélioration de l’attention et des fonctions cognitives, tout en supprimant la fatigue et l’appétit. Leur production, aussi bien du côté de l’Axe que de celui des Alliés atteint son apogée durant la Seconde Guerre mondiale ; là encore, leurs effets addictifs sont vite apparus, mais les mises en garde des personnels médicaux n’avaient que peu de poids devant les exigences du conflit. Cependant, dans les années 1930 et 1940, le regard de la société sur les amphétamines était tout autre qu’aujourd’hui : elles n’étaient pas considérées comme des drogues « dures » ; ce sont d’ailleurs les soldats de retour au pays qui popularisèrent le speed auprès des routiers, des étudiants, des musiciens et des femmes au foyer.
Après cette première partie d’exposition, l’auteur se penche sur la période de la guerre froide et analyse précisément le rôle des psychotropes en politique. En effet, l’ombre du champignon nucléaire plane intensément dans tous les esprits ; chacun est conscient que le moindre faux-pas peut faire basculer le monde. Cependant, du côté américain comme soviétique, il faut maintenir une pression, conserver sa place dans le jeu stratégique. Afin d’éviter d’appuyer sur le bouton rouge, il est donc exigé des militaires une vigilance constante, une pression ininterrompue. Durant la guerre de Corée, les amphétamines et la méthamphétamine étaient administrées presque systématiquement, entraînant une vague d’abus et le changement de perception culturelle, sociale et médicale. Les soldats avaient en effet découvert le moyen de multiplier les effets de l’amphétamine en la mélangeant avec de l’héroïne. Lorsque les autorités reconnurent finalement la gravité du problème, ils retournèrent la situation en accusant les communistes d’utiliser les drogues comme méthodes subversives.
Une guerre d’espions, d’informations secrètes dévoilées et de faux documents prit de l’ampleur, notamment sur le lavage de cerveau des prisonniers à l’aide de narcotiques et autres sérums de vérité. Sans assurance, d’un côté comme de l’autre, de la véracité de ces méthodes, les deux belligérants n’eurent pas d’autre choix que de mener une course en avant dans la recherche de nouvelles drogues (LSD, BZ, ecstasy, marijuana, cannabis…)
La psycho-politique était à son acmé.
Les guerres du Việt Nam et d’Afghanistan furent les deux points chauds qui retournèrent l’opinion politique et surtout civile. Un vétéran raconte que les pilules de Dexedrine (dextroamphétamine) étaient distribuées au Việt Nam « comme des bonbons » ; à cela s’ajoutaient les psychotropes autoprescrits par les soldats : alcool, marijuana, opium, héroïne barbituriques… Le mythe de l’armée dépendante aux drogues fit la Une des médias et l’opinion publique, déjà peu enthousiaste à cette guerre, s’insurgeât : les vétérans de retour aux États-Unis, dépendants, étaient considérés comme « une menace vitale à la sécurité publique et à la sécurité du pays. » Ostracisés, drogués, traumatisés, les vétérans furent mis au banc de la société qui ne leur fournit que très peu d’aide.
Du côté soviétique, la guerre d’Afghanistan fit les mêmes dégâts. Ce « Viêt Nam soviétique » fut la guerre la plus pharmacologique de l’histoire militaire russe jusqu’à ce jour ; en l’absence de vodka - quasi introuvable dans un pays musulman - les soldats se rabattirent sur les psychotropes locaux : haschisch, marijuana, opium, héroïne, cocaïne. Les afghantsi reçurent à leur retour dans leur mère patrie, le même traitement que les vétérans américains : ostracisation, voire honte nationale.
L’ironie de l’Afghanistan est bien sûr que les armées irrégulières locales vendaient la drogue à prix forts pour s’armer… Ce qui eut les conséquences que l’on connait.
Łukasz Kamieński s’attarde enfin, dans sa troisième et dernière partie, sur la période moderne et notamment les armées irrégulières et/ou terroristes, fortement droguées elles aussi. Les autopsies effectuées sur les corps des terroristes ont montré une forte concentration de stéroïdes, de LSD et d’héroïne. En augmentant l’intrépidité, le fanatisme et la résistance, les drogues compensent le manque d’entraînement militaire. Elles sont en cela un facteur important des guerres asymétriques car elles rendent l’ennemi encore plus imprévisible. L’auteur évoque également ici les enfants guerriers, délibérément enivrés, un phénomène en hausse depuis les années 1990. Non seulement l’utilisation des enfants offre aux armées irrégulières une réserve nombreuse de « volontaires », mais ils sont, du fait de leur âge, infiniment manipulables. De plus, une armée régulière adulte aura une certaine réticence à tirer sur des enfants.
L’ouvrage se conclut sur les drogues modernes (eugéroïques) utilisées dans les forces armées américaines, notamment dans le Golfe et en Iraq. Du fait des longs vols depuis les États-Unis jusqu’au Moyen-Orient, les pilotes bénéficiaient d’une aide à la vigilance (« Go pills ») et au repos (« No-go pills »). Mais un accident provoqua une tempête médiatique, obligeant les autorités à se faire plus discrètes sur l’usage de ses stimulants.
Cet ouvrage dense et didactique, bénéficiant d’un appareil critique très fourni (plus de 1200 références), est passionnant et original. Łukasz Kamieński a une écriture fluide et limpide, qui permet à tous les lecteurs, quel que soit leur niveau de connaissances en histoire ou en sciences pharmacologiques, de déceler les tenants et les aboutissants des usages des psychotropes. Sa conclusion qui s’ouvre sur l’idée de la guerre comme drogue est riche en questionnements et en réflexions à venir.
En ne s’appuyant que sur des exemples suffisamment documentés et en évitant les épisodes historiques trop proches ou encore trop sensibles (l’auteur n’évoque pas les attaques du 11 septembre 2001), l’auteur fait montre d’un académisme réfléchi et pertinent.
Une lecture à conseiller qui n’est bien évidemment pas un hymne à l’utilisation des drogues.