Auteur | Jean-Pierre Cabestan |
Editeur | Sciences Po, les presses |
Date | 2022 |
Pages | 720 |
Sujets | Relations extérieures Chine 1997-.... Géopolitique Chine 2000-.... Sécurité nationale Chine 2000-.... |
Cote | 58.182 |
Directeur de recherche du CNRS et professeur à l’Université Baptiste de Hong Kong, aujourd’hui émérite, membre correspondant de la 5e section de l’académie des sciences d’outre-mer, Jean-Pierre Cabestan a réédité en 2022 son ouvrage La Politique Internationale de la Chine : entre intégration et volonté de puissance. Dans son introduction (pp. 9-29), il rappelle que depuis 1979, la Chine s’est engagée dans un processus de développement économique et de montée en puissance sans précédent. Depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping en 2012, la Chine dispute aux États-Unis la place de première grande puissance mondiale tout en maintenant à l’intérieur de ses frontières un régime politique autoritaire de plus en plus répressif.
De 1979 à 2010, La Chine a connu un taux de croissance annuel de son PIB d’environ 8%, surpassant la France dès 2005, le Royaume Uni en 2006, l’Allemagne en 2007 et le Japon en 2010. Dès 2014, à parité de pouvoir d’achat, elle a dépassé les États-Unis, avec la perspective de les supplanter, en valeur brute du PIB, en 2028. La crise financière mondiale de 2008, puis la pandémie de Covid-19, en 2020-21, ont plutôt accéléré le processus. Porté par un énorme flux d’investissements étrangers et l’essor formidable de ses exportations, la Chine est devenue l’usine du monde. De plus, entre 2006 et 2021 sa dépendance par rapport aux marchés extérieurs s’est réduite de moitié (le rapport commerce extérieur/PIB est passé de 64 à 33%). Devenue la première puissance commerciale de la planète, la Chine est aujourd’hui un acteur international de premier plan.
Depuis 2012 cependant, le modèle de développement adapté par Xi Jinping a atteint ses limites. Arrivé au pouvoir, Xi Jinping entreprend d’importantes réformes destinées à mettre en place un nouveau modèle de développement, moins fondé sur les investissements et les exportations, mais porté par l’innovation technologique, l’expansion des services et le marché intérieur. Surtout, la Chine a fait le choix d’un taux de croissance plus modéré (+5 %), plus durable et respectueux de l’environnement (signature en 2015 de l’accord de Paris sur le climat). Mais la nature du régime politique a freiné les réformes (renforcement des grandes entreprises d’État au détriment des principaux groupes privés) et bouleversé la société chinoise. Dans ces conditions le Parti Communiste s’est adapté (avec pour contrainte d’enrichir le peuple et de renforcer l’armée). Si l’État s’est modernisé, le système politique demeure entièrement aux mains d’un parti unique, au sein duquel le pouvoir est de plus en plus concentré aux mains de Xi Jinping et des familles de la Nomenklatura. Le gouvernement encadre étroitement le marché, la monnaie, et le système financier. En revanche, il dépense plus pour le contrôle de la société et de ses revendications, pour sa sécurité, tout en renforçant la lutte contre la corruption.
La perpétuation d’un pouvoir fort, d’un État modernisateur, mais souvent arbitraire favorise l’affirmation de la Chine comme seule puissance politique en mesure de contester le leadership américain, à travers l’Armée Populaire de Libération, notamment sa marine, et le développement de son soft power. Elle s’intègre au monde, en jouant le jeu des institutions multilatérales (ONU, et, bien sûr, OMC, etc.). Ambitionnant de s’imposer comme une puissance globale, à la fois politique, économique, militaire et culturelle, la Chine cherche à retrouver son magistère historique en Asie, d’où l’importance de la question de Taïwan, mais les ambitions ne s’y limitent pas, car l’objectif est aussi de rattraper, puis dépasser les États-Unis. Il s’ensuit, entre les deux pays, une nouvelle guerre froide. Celle-ci fait peser la menace du « piège de Thucydide », c’est-à-dire d’un risque de guerre entre les deux grandes puissances autour de leurs intérêts conflictuels, en mer de Chine méridionale, de Taïwan ou des Îles Senkaku. Si les deux puissances partagent « une même approche réaliste des relations internationales, la Chine, pour son modèle politique peu attractif, apparait comme une « puissance révisionniste ». Il s’ensuit que la Chine continue de marcher sur « deux jambes » : sa volonté, certes sélective, de s’intégrer et d’adopter les normes internationales existantes, s’accompagne d’une action pour les modifier et de construire des nouvelles.
À partir de 1979, Deng Xiaoping a fait le choix, pour la Chine, d’une diplomatie du « profil bas », qui a renforcé le choc engendré par la chute du Mur de Berlin en 1989. Néanmoins, Jiang Zemin, son successeur a cherché à renforcer le statut international de la Chine, à travers la crise des missiles avec Taïwan, la rétrocession de Hong Kong (1997), puis de Macao (1999), enfin l’entrée à l’OMC (2001). Autour de 2000-2001, le gouvernement chinois opte pour une diplomatie plus constructive, même vis-à-vis de Taïwan, et axée sur le multilatéralisme. À partir de 2005 toutefois et, surtout, de 2007, le pays, sous l’impulsion de Hu Jintao, abandonne le « profil bas » au profit d’une politique de puissance, notamment dans le domaine maritime (Senkaku/Diaoyu face au Japon, îles Paracels et Spratley), mais aussi face à Bruxelles, Paris, Londres, Delhi et Washington. Cette politique s’amplifie, à partir de 2012, avec Xi Jinping. Au Nord, elle incline vers la Russie ; au Sud, elle renforce son influence sur les pays en développement. Elle revendique des positions de plus en plus fortes au sein des organisations multilatérales. Cette politique bute cependant sur une limite essentielle : les États-Unis. Elle conduit donc à se poser quelques questions essentielles : « quelles sont les raisons qui ont conduit Pékin à modifier sa politique internationale ? Quelles ont été l’ampleur et la portée des changements observés ? Les évolutions observées sont-elles le produit d’une politique étrangère et de sécurité cohérente et intégrée ? » (pp. 23-24, passim).
Si l’auteur privilégie l’analyse des discours et des décisions de politique internationale de la Chine, il a mobilisé une masse considérable de travaux occidentaux, surtout américains, en raison de la relative faiblesse des études européennes (voir la bibliographie de fin de volume, pp. 641-689). L’ambition du livre consiste donc à vérifier l’hypothèse suivante : « Oui, la Chine a connu une montée en puissance sans précédent sur les plans économique, politique et militaire ; oui, de ce fait, son influence internationale s’est renforcée, non seulement dans sa région, mais sur tous les continents, ainsi que dans les organisations multilatérales » (p.29) ; « oui, elle se place de plus en plus dans une position de leadership mondial » (p.30). Néanmoins, « il lui faut accepter de cohabiter avec d’autres puissances, notamment dans la zone Indo-Pacifique, qui cherchent à lui résister ou à la rééquilibrer », à l’instar des États-Unis, du Japon, de l’Inde et de l’Australie. Il lui faut aussi élaborer de nouvelles méthodes afin d’assurer sa sécurité extérieure, réussir son développement, pérenniser son régime politique et s’intégrer dans le monde tout en protégeant sa souveraineté et son indépendance.
Le plan adopté pour le livre s’articule autour de deux axes : les quatre premiers chapitres retracent l’évolution historique de la politique étrangère du pays, alors que la suite de l’ouvrage se focalise sur l’analyse des relations de la Chine avec ses principaux partenaires. Logiquement, le chapitre 1 traite de « L’après Tiananmen. Comment la Chine est-elle sortie de son isolement international ? » (pp. 31-56). 1989 marque un tournant pour la Chine, avec l’affaiblissement de la puissance soviétique et le renforcement corrélatif de celle des États-Unis. Cherchant à renouer avec le monde, Pékin mise sur l’émergence de l’approche multipolaire et une réévaluation de son effort militaire. La montée des tensions sino-américaines, notamment autour de Taïwan, engagée dans un processus de démocratisation favorise un renouveau de la fièvre nationaliste, mais aussi la mise en place de la « diplomatie des partenariats », une approche sélective du multilatéralisme. Il s’en suit, à la fin des années 1990, un reflux des tensions et l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale, mais avec un caractère tactique très marqué.
Le chapitre 2 s’intitule « L’évolution de la politique étrangère chinoise depuis 2000 » (pp. 57-124). Un tournant fondamental s’est produit à partir de 2008 et, plus encore, de 2012, avec l’accession au pouvoir de Xi Jinping. Depuis 2017, l’ambition de la Chine est même de détrôner les États-Unis en tant que première puissance mondiale. La Chine est passée ainsi de la recherche de « l’ascension pacifique » et de « l’harmonie » (Hu Jintao) à une affirmation progressive de puissance, consacrant ainsi l’abandon de la prudence de Deng Xiaoping. À partir de 2013 a été lancé par Xi Jinping le programme des nouvelles routes de la soie. D’abord appelé One Belt One Road (OBOR), le projet s’est précisé en 2015, sous la dénomination Belt and Road Initiative (BRI), autour de cinq piliers :
- Renforcer la coordination politique entre les différents pays participants ;
- Améliorer la connectivité entre eux par la construction d’infrastructures (ports, autoroutes, voies ferrées, cabres sous-marins) ;
- Faciliter le commerce par l’essor du commerce et des investissements internationaux, l’établissement de zones franches ;
- Favoriser l’intégration financière, notamment par des accords de swap permettant une internationalisation progressive de la monnaie chinoise ;
- Multiplier les relations humaines entre sociétés, en particulier en matière d’éducation, de culture, de tourisme et de média ;
Elle implique ainsi le développement de cinq corridors terrestres : Chine-Mongolie-Russie ; Chine-Eurasie ; Chine-Asie centrale-Asie occidentale ; Chine-péninsule indochinoise ; Chine-Pakistan ; Bengladesh-Chine-Inde-Myanmar.
C’est l’un des moyens de s’imposer comme le premier grand pays, notamment dans le cadre des sommets du G20. Le discours de politique étrangère a donc évolué. Sans renoncer aux cinq principes de la coexistence pacifique[1], la diplomatie chinoise prône l’indépendance, la paix et le développement, la lutte contre l’hégémonisme et l’esprit de « guerre froide ». Engagée dans une compétition de plus en plus directe avec les États-Unis, la Chine s’affiche en faveur de la multipolarité, du multilatéralisme et, de manière pour le moins paradoxale, en faveur de la « démocratisation » des relations internationales, ainsi que de la diversité et de l’harmonie. Elle développe l’image d’un « grand pays responsable » défendant l’idée d’une « communauté de destin pour l’humanité ». Il s’agit de l’un des thèmes de la « pensée diplomatique de Xi Jinping ». Protagoniste d’une « renaissance nationale » et de l’État, pour lui, la Chine peut apporter une contribution importante à la réforme du système de gouvernance mondiale en y introduisant plus d’équité et de justice, mais aussi prendre la tête du processus. En même temps, le soft power à la chinoise tend à passer au second plan, la diplomatie chinoise ayant évolué d’un style plus urbain à « la diplomatie du loup guerrier », dont le PCC semble avoir tout récemment découvert les limites.
Tout en instrumentalisant la puissance économique, la Chine cherche aussi à développer une nouvelle approche de la politique régionale : la politique du bon voisinage. Elle s’opère en direction de l’Asie centrale, à travers l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS[2]), vers l’Asie du Sud-Est, grâce à l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Remontant à 1967, elle a été fondée à Bangkok par cinq pays souhaitant endiguer le communisme, à savoir Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour et Thaïlande. Elle s’est élargie ensuite au Viêt Nam (1995), au Laos et à la Birmanie (1997) et au Cambodge (1999) avant de conclure, en 2002, un accord de partenariat avec la Chine. Grâce à la création, en 2010, d’un Fonds d’Investissement Chine-ASEAN, parrainé par l’EximBank chinoise, puis en 2013, de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), cet accord a débouché, en 2020, sur la création d’une zone de libre-échange (Regional Comprehensive Economic Partnership ou RCEP), incluant, outre l’ASEAN, la Chine, la Corée du Sud, le Japon, et même l’Australie. Mais ce succès ne peut manquer la persistance de contentieux terrestres (partage des eaux du Mékong), et maritimes (avec le Viêt Nam, les Philippines et le Japon notamment). Partisane de « l’Asie aux Asiatiques », la Chine s’intéresse aussi de près à la péninsule Coréenne où elle entretient des relations étroites avec la Corée du Nord et la Corée du Sud.
Le chapitre 3 s’intéresse aux « orientations actuelles de la politique de sécurité » (pp. 125-223). À la fin de la guerre froide, la République populaire de Chine bénéficiait d’une opportunité stratégique lui permettant de se concentrer sur son développement économique et sa montée en puissance politique. Mais déjà se manifestaient des inquiétudes en matière de sécurité : rôle géostratégique des États-Unis et du Japon en Asie-Pacifique ; contrôle effectif de la circulation maritime en Mer de Chine Orientale (Senkaku - Diaoyu) et méridionale (Paracels - Spratleys) ; dépendance énergétique croissante du pays ; menaces sur sa stabilité intérieure ; Corée du Nord ; terrorisme islamiste ; fossé économique et militaire Nord – Sud ; trafics de drogue ; criminalité transnationale ; crises sanitaires ; environnement ; crise financière internationale ; plus récemment, sécurité dans l’espace et cybernétique. Depuis 2017, année de l’entrée en fonction de l’administration Trump et du XIXe Congrès du PCC, la sécurité est devenue une préoccupation, sans totalement remettre en cause « l’opportunité stratégique ». Afin de pérenniser du régime politique, la protection des frontières et des territoires nationaux, l’accroissement de la pression sur Taïwan et la modernisation de l’Armée populaire de libération, le gouvernement de Pékin développe une approche collective et multilatérale de la sécurité régionale et mondiale ainsi qu’une attitude plus coopérative sur les problèmes de désarmement et de non-prolifération, environnementaux, sanitaires ou liés au réchauffement climatique.
Face à la diversification relative des menaces, le discours devient plus alarmiste, révélant une rivalité durable, plus intense et structurelle, avec les États-Unis. Il s’ensuit une nouvelle hiérarchie des objectifs et des méthodes de sécurité. Apparait et se développe un nouveau concept de sécurité, organisé, depuis 2013, autour de trois types d’intérêts nationaux : souveraineté, sécurité et développement. Il s’agit de renforcer la puissance globale de la Chine, ce qui suppose, selon Xi Jinping, de passer de la sécurité globale à la sécurité holistique, encore plus totale. Cela implique une ambitieuse politique de défense et de modernisation militaire dont les objectifs sont définis dans le Livre blanc de 2019. Basée sur une augmentation rapide du budget de la défense (13% des dépenses mondiales en 2020 contre 39% pour les États-Unis selon le SIPRI), elle porte à la fois sur le hardware et le software, privilégiant la Marine et l’Armée de l’air, mais aussi la professionnalisation d’effectifs moins nombreux. En 2015, la réorganisation de l’APL a cherché à pallier ses faiblesses. En même temps, la Chine s’implique dans les questions de la sécurité régionale et du désarmement, à travers l’OSC et, avec un moindre succès, l’ASEAN (échec de la tentative de gel des différends territoriaux en mer de Chine du Sud, malgré des initiatives telles que le forum régional de l’ASEAN ou le Shangri-La Dialogue). Si la Chine peine à prendre en compte le rôle de l’OTAN, elle participe de façon régulière aux opérations de maintien de la paix de l’ONU.
Préoccupée de plus en plus par sa sécurité énergétique (pétrole et gaz notamment, énergies renouvelables), elle accorde aussi de plus en plus d’importance à sa sécurité environnementale (COP 21, XIVe plan quinquennal de mars 2021, COP 26 où elle fait front commun avec l’Inde, sur le charbon) ainsi qu’à la sécurité sanitaire et alimentaire ou à la sécurité financière.
Le chapitre 4 identifie « Les principales instances de décision en matière de politique étrangère et de sécurité » (p. 225-268). Moins opaques qu’à l’époque de Mao Zedong ou même de Deng Xiaoping, les centres de décision se concentrent pour l’essentiel dans le PCC ou à Pékin. Aujourd’hui ils sont constitués avant tout du Secrétaire général du Comité central, numéro 1 du PCC et commandant en chef de l’APL, du Comité permanent du Bureau politique et de la Commission centrale des affaires étrangères du PC. Encore consultée sur les affaires stratégiques, la Commission militaire centrale (CMC) a vu son rôle réduit. Si le ministère des Affaires étrangères demeure le lieu prépondérant de préparation et d’exécution des décisions de politique extérieure, le ministère du Commerce[3] joue un rôle grandissant, de même que, depuis 2013, la Commission nationale de sécurité du PCC, présidée par Xi Jinping, ou le Département des liaisons internationales du PCC (on doit noter aussi le rôle croissant des think tank et des collectivités territoriales). Il convient en outre de ne pas négliger celui de l’opinion publique, très nationaliste. Le système chinois présente ainsi cinq caractéristiques : la persistance à la fois d’un haut degré d’opacité et d’un faible niveau d’institutionnalisation ; le faible nombre de dirigeants politiques associés à la prise de décisions en matière internationale ; le cloisonnement persistant entre les administrations prenant part à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique étrangère et de sécurité ; la dissémination croissante des centres de décision influençant l’action internationale du pays ; leur modernisation et leur renforcement.
La seconde partie de l’ouvrage porte sur les « Relations entre la Chine et ses principaux partenaires. Logiquement, le chapitre 5 s’intitule « La Chine et les États-Unis. Vers une nouvelle guerre froide » (pp. 269-343). Les États-Unis constituent pour le RPC à la fois un modèle et un rival. Déjà, à la fin des années 1990, les relations sino-américaines, comportent plus de confrontation que de coopération, en dépit de l’entrée de la Chine à l’OMC. Succédant à Bill Clinton, George W. Bush favorise, contre toute attente, une amélioration des relations entre la Chine et les États-Unis, du fait de la montée du terrorisme islamiste, des problèmes rencontrés par les Américains en Irak, puis en Afghanistan, mais aussi du renforcement de la puissance chinoise. L’élection de Barack Obama, en 2008, confirme la tendance, la crise financière et la récession mondiale mettant en lumière une dépendance économique sans précédent. Néanmoins, à partir de 2011, l’administration Obama lance la « politique du pivot » en direction de l’Asie-Pacifique, suite aux tensions sino-japonaises et à la multiplication des incidents en mer de Chine du Sud, mais l’affrontement ne va pas très loin, Obama et Xi Jinping demeurant attachés à l’idée d’une coopération, par exemple en matière de changement climatique.
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump en janvier 2017 marque un tournant décisif. Les États-Unis réalisent que la Chine a pour ambition de les supplanter dans tous les domaines : économique, technologique, diplomatique et même militaire. Ils prennent conscience que Pékin inonde le monde de ses produits et de ses projets d’infrastructure, tout en pratiquant un protectionnisme sélectif afin de favoriser la montée en puissance intérieure et extérieure de ses « champions nationaux ». L’administration Trump engage une guerre commerciale contre le RPC, mais adopte aussi une politique plus fermée en Mer de Chine méridionale et concernant Taïwan. L’élection de Joe Biden ne bouleverse pas la politique chinoise des États-Unis. Il critique plus encore que son prédécesseur les atteintes de la Chine aux droits de l’homme, conserve une position offensive en matière commerciale et resserre les solidarités avec les alliés et partenaires américains en Indo-Pacifique, à l’instar du pacte AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis). Cependant, les interdépendances se sont accentuées, différence majeure avec l’ancienne guerre froide. Même si le risque demeure d’une « transition de puissance », la plus grave menace réside dans la possibilité de crises militaires, en raison notamment de la volonté de Xi Jinping d’accélérer l’unification avec Taïwan. Mais les deux pays continuent d’échanger et de négocier sur de nombreux sujets : le réchauffement climatique, la non-prolifération, la Corée du Nord, la cybersécurité et, même, les droits de l’homme, Taïwan ou le domaine maritime revendiqué par Pékin. Même si l’évolution future des relations sino-américaines de remettre en cause le statu quo, notamment à propos de Taïwan, le statut nucléaire des deux grandes puissances les condamne à coexister pacifiquement.
Le chapitre 6 traite de « La Chine et le Japon, grands voisins et grands rivaux » (pp. 343-392). Les relations entre les deux nations sont « chargées d’histoire, de guerres, de ruptures et d’incompréhension réciproques ». De ce fait, la politique de Pékin à l’égard du Japon dépend largement du nationalisme chinois. Deuxième partenaire commercial de la Chine, le Japon est aussi son plus puissant voisin. Or, face à la montée de la Chine, le Japon a renforcé son « alliance » avec les États-Unis. Au cours des années 2000, la coopération et le dialogue l’ont emporté sur les différends historiques et les rivalités de puissance, surtout après le départ, en 2006, du Premier Ministre japonais Jun'ichirō Koizumi, puis la crise financière de 2008 et, un an plus tard, l’arrivée au pouvoir de Yukio Hatoyama, chef de l’opposition. Dès 2010, cependant, la contestation, au sein du PCC et de l’opposition chinoise, de la politique d’apaisement de Hu Jintao, puis l’incident survenu autour d’îlots appelés Diaoyu en Chine et Senkaku au Japon dégrade les relations. Revendiqués à la fois par la RPC et Taïwan, ces îlots ont été nationalisés par le gouvernement japonais. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et le retour aux affaires du Parti libéral démocrate (PLD) japonais, survenus la même année, ont fait le reste. Même si, à partir de l’automne 2014, Xi Jinping et le Premier Ministre Shinzō Abe se sont à nouveau engagés dans la voie d’une normalisation des rapports, les conflits géostratégiques autour de Senkaku et de Taïwan demeurent une grave menace. De fait, les tensions entre les deux pays ont affecté négativement les relations économiques entre les deux pays, même si la crise financière mondiale a plutôt favorisé la concertation et si les relations humaines, éducatives et culturelles demeurent étroites. Le maintien de la paix entre les deux pays dépend donc d’une volonté partagée autour d’un consensus par défaut, même si chacun des deux semblent encore loin d’accepter le rôle géostratégique de leur principal voisin.
Quant au chapitre 7, il concerne « La Chine, la Russie et l’Asie centrale. Entre la tentation de l’Eurasie et la persistance des rivalités impériales » (pp. 393-443). Il s’agit de relations ancrées dans l’histoire, notamment en raison de l’influence étroites de la révolution russe tant sur la Chine républicaine de Sun Yat-Sen, puis de Chiang Kaï-Shek, que sur le mouvement communiste de Mao Zedong. Les deux nations, URSS et Chine, sont devenues ensemble membres permanents avec droit de veto au Conseil de Sécurité de l’ONU. Leurs relations ont été un facteur déterminant de l’évolution géopolitique mondiale : arrivée au pouvoir du PC chinois en 1949, début du conflit sino-soviétique dix ans plus tard, rapprochement de la Chine avec l’Occident entre 1964 et 1969, nonobstant la Révolution culturelle de 1966 et en raison de la menace militaire de l’URSS sur la RPC. À partir de 1979, les réformes de Deng Xiaoping et l’enterrement de la controverse idéologique ont permis une amélioration progressive des relations bilatérales (visite de Gorbatchev en 1989) qui s’est poursuivie après l’effondrement de l’URSS. À partir du milieu des années 1990, les politiques étrangères ont commencé à converger (crises de Tchétchénie, de Taïwan et du Kosovo), la Russie étant le principal fournisseur de matériel militaire de la Chine. En 2001, Moscou et Pékin ont signé un traité de bon voisinage et de coopération amicale. Dans les années 2000, les relations se sont renforcées : accord sur les frontières communes en 2004, appui à l’entrée de la Russie à l’OMC en 2005, essor du commerce bilatéral, resserrement de leur coopération avec les nouveaux États d’Asie centrale, à travers l’OCS. Avec l’évolution autoritaire de Vladimir Poutine, la détérioration des relations de la Russie avec l’Occident (annexion de la Crimée, puis invasion de l’Ukraine) et la rivalité croissante sino-américaine, les deux pays sont devenus alliés de fait. Pourtant, cette communauté d’intérêt demeure de circonstance : non seulement leurs ambitions de grande puissance demeurent, mais encore, entre 2001 et 2021, le ratio entre les PIB russe et chinois est passé de 4 à 10.
« La Chine et l’Inde. Une concurrence stratégique durable », tel est le titre du chapitre 8 (pp. 446-479). Certes, depuis la fin des années 1990, les rapports sino-indiens se sont améliorés, mais la concurrence stratégique est appelée à durer en raison de la montée en puissance des deux nations. Si les deux nations sont devenues d’importants partenaires économiques, l’accession de l’Inde au rang de puissance nucléaire en 1998 a alimenté le nationalisme croissant dans les deux pays, ralentissant tout règlement de l’ancien et important conflit frontalier entre la RPC et l’Union Indienne. De fait, les relations sino-indiennes sont paradoxales. Entre les deux puissances régionales, les échanges économiques et culturels se sont densifiés. Les deux pays convergent, coopèrent et dialoguent sur un nombre croissant de sujets essentiels : question de climat, rôle actif au sein des BRICS et du G20, etc. En revanche, les problèmes n’ont pas disparu, au contraire : question du Tibet et de l’Himalaya, mépris de beaucoup de Chinois pour les dysfonctionnements administratifs et le retard économique indien, critiques nombreuses des Indiens contre l’autoritarisme et les tendances hégémoniques de la Chine.
Le chapitre 9 « La Chine et l’Union Européenne ou les limites de l’exercice multipolaire » (pp. 481-529), cherche à éclairer le caractère également paradoxal de leurs relations, notamment depuis le « partenariat stratégique global ». Néanmoins, en 2019, l’UE a commencé à considérer la Chine comme un rival systémique. La situation s’est encore aggravée avec la crise sanitaire de la Covid-19 en 2020, puis avec l’invasion de l’Ukraine en 2022. Jusqu’en 2019, la Chine s’est montrée comme un partenaire difficile pour l’UE et ses pays membres. Cela tenait aux priorités essentiellement continentales et transatlantiques de l’Union. À partir de 2019, il est apparu que l’UE pouvait constituer un atout pour affaiblir la puissance américaine, en dépit de ses exigences sur les droits de l’Homme et le réchauffement climatique. De plus, depuis 2003, l’UE n’a jamais pu démontrer, aux yeux des Chinois, sa capacité à mener une politique étrangère propre, d’où la priorité accordée à l’Allemagne, puis à l’axe franco-allemand, ainsi que l’Italie.
À partir de 2010, la Chine a choisi de miser sur les forces centrifuges au sein de l’UE. Il existe en effet de fortes divergences entre ses membres autour de sujets aussi cruciaux que la Russie, les droits de l’Homme en Chine, la situation à Hong Kong ou à Taïwan. Quant à la France, elle constitue, pour la Chine, un cas à part, en raison de la reconnaissance de la RPC, dès 1964, par le gouvernement du général de Gaulle, même si celui-ci privilégie l’URSS. Ensuite, les événements de Tiananmen ont dégradé les relations. Néanmoins, avec Jacques Chirac, Président de la République : en 1997, partenariat global franco-chinois et abandon par Paris de toute action contre la Chine au sein de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU ; en 2003, initiative française visant à obtenir la levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine ; en 2004, passage à un partenariat « global et stratégique ». Sur le plan économique, les résultats ont été décevants. De plus, à partir de 2007, avec l’élection de Nicolas Sarkozy, les rapports franco-chinois se sont tendus (rencontre du Président français avec le Dalaï-Lama). Sarkozy, puis François Hollande, ont ainsi tout fait pour rétablir, puis préserver de bonnes relations. Emmanuel Macron a opté, depuis 2017, pour une politique impliquant plus de réciprocité. Mais le déséquilibre des échanges s’est accru, notamment avec la pandémie de Covid-19, et la France voit de plus en plus la Chine comme un rival dans l’Indo-Pacifique.
Reste une dernière question (chapitre 10, « La Chine et les pays en développement. Entre coopération, prédation et leadership », pp. 527-601). La Chine continue de jouer sur le fait qu’elle appartient à la catégorie des « pays en développement », terme désignant les États du Sud. A partir de 1979, les relations de la Chine avec les pays en développement sont passées au second plan, de même que l’aide de la RPC, et le commerce qu’elle effectuait avec eux. Le pays a modifié cette approche avant même le début des années 2000, consciente des avantages qu’en tirait Taïwan (rétablissement des relations diplomatiques avec le Sénégal). Le facteur décisif a été cependant la dépendance croissante de la Chine vis-à-vis des importations de pétrole et de gaz, de matières premières et des produits agricoles issus des pays en développement. Telle est l’origine du discours vantant une coopération Sud-Sud plus gagnante-gagnante. Elle a cherché ainsi à étendre sa diplomatie en faveur de la multipolarité à l’Afrique, à l’Amérique latine et au Moyen-Orient. Elle s’est rapprochée en priorité des puissances régionales comme l’Afrique du Sud, le Brésil, le Mexique, le Nigeria, l’Égypte et l’Iran. Mais cette politique bute en partie sur la concurrence économique, voire politique entre les grands émergents. Or l’objectif de la RPC est d’acquérir une forme de leadership sur le Sud.
Si la politique de la Chine n’est plus guère « tiers-mondiste », son action en direction des pays en développement demeure primordiale, pour quatre raisons : elle légitime l’image des « plus grands pays en développement » ; elle évite la constitution de coalitions anti-chinoises au sein des installations internationales et de resserrer l’étau diplomatique autour de Taïwan ; elle contribue à sécuriser l’approvisionnement énergétique, en matières premières et en produits agricoles de la Chine ; elle ouvre de nouveaux marchés à l’industrie, aux entreprises de construction et d’ingénierie, ainsi qu’aux entrepreneurs chinois. Cette politique vise à éviter un éventuel blocus américain. Depuis la fin des années 1990, Pékin a consenti un effort financier important. Face aux critiques concernant les effets pervers de financements chinois (dette préoccupante de nombreux partenaires en développement), la RPC a réduit, à partir de 2018, l’enveloppe financière de la BRI. En outre, la Chine privilégie un certain nombre de partenaires : l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Afrique du Sud, le Brésil, le Chili, le Venezuela, ou, plus récemment, l’Égypte, l’Éthiopie, le Nigeria, l’Argentine ou le Mexique, sans oublier d’autres, moins visibles, mais anciens comme l’Algérie, la Tanzanie ou le Zimbabwe.
L’ouvrage s’achève sur une conclusion stimulante (« Intégration, volonté de puissance et risques de guerre », pp. 603-623). Devenue le « deuxième grand », derrière les États-Unis, la Chine est engagée avec eux dans une nouvelle guerre froide aux multiples dimensions : géostratégique, technologique, économique, diplomatique et militaire. La force motrice de la montée en puissance de la RPC a été avant tout de nature économique, commerciale et financière : en 2022, elle est le premier partenaire commercial de plus de 120 pays contre moins de 70 pour les États-Unis. Elle a plus de représentations diplomatiques dans le monde que ceux-ci et sa marine de guerre compte plus de bateaux, même si son homologue américaine l’emporte encore en tonnage. La Chine s’est intégrée progressivement à la communauté internationale, y jouant un rôle de plus en plus actif (membre permanent du Conseil de Sécurité, G20), mais cette métamorphose demeure imparfaite.
En effet, elle n’a pas modifié les objectifs à long terme du pays (réunifier Taïwan, contrôler la mer de Chine, évincer les États-Unis du Pacifique occidental et les supplanter dans le monde). De plus, son ralliement aux règles du multilatéralisme demeure sélectif et révisionniste, justifiant la création d’organisations où elle joue un rôle prépondérant (FOCAC ([4]), avec l’Afrique, en 2000, OCS en 2001, BRICS en 2009), bien que marqué derrière le thème du « destin commun de l’humanité ». Enfin, l’un des objectifs majeurs de la réintégration de la Chine est de consolider et d’accroitre l’espérance de vie de son régime politique, tout en se transformant en grande puissance maritime. La modération adoptée par la Chine dans sa confrontation avec les États-Unis n’était que tactique, comme le montrent ses intimidations militaires envers Taïwan ou les incidents meurtriers de 2020 à la frontière sino-indienne. De plus en plus visible en Indo-Pacifique, la confrontation entre Pékin et Washington n’est pas uniquement militaire, technologique et idéologique, elle est aussi économique.
De plus en plus réactive avec Xi Jinping, la diplomatie chinoise demeure fondamentalement réaliste. Convertie aux mécanismes de sécurité multilatérale, la Chine veille à ce que ses engagements ne contrarient pas sa montée en puissance. Conscient des risques inhérents à cette émergence internationale, Xi Jinping met en avant le caractère pacifique, profondément chinois et confucéen de cette montée en puissance, alors même que le régime s’est durci, au profit du PCC et des grands groupes d’État dont il a la tutelle. Il s’ensuit des risques accrus de guerre, mais dont l’on peut espérer qu’ils seront écartés par le statut de puissance nucléaire que partagent les États-Unis et la Chine, et par le jeu des puissances régionales asiatiques (Japon, Inde, Russie, Corée du Sud, Indonésie), ou mondiales (UE, Turquie, Brésil, Afrique du Sud, etc..). L’ouvrage s’achève sur d’intéressantes annexes (organes dirigeants du PC chinois et instances de décision en matière de politique étrangère et de sécurité, pp. 625-639), une bibliographie très complète (pp. 641-689), une utile liste des sigles et acronymes (pp. 691-695), des cartes (pp. 697-704), un index nominum (pp. 705-711) et une table des matières détaillée (pp. 713-720).
[1] Respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté ; non-agression mutuelle ; non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures ; égalité et avantages mutuels ; coexistence pacifique.
[2] Fondée en 2001, elle regroupe la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Elle a été rejointe presqu’aussitôt par l’Ouzbékistan. En 2016, elle s’est élargie à l’Inde, puis, deux ans plus tard, au Pakistan. L’Iran s’y est agrégée en 2023.
[3] En 2022, la Chine était le cinquième exportateur mondial d’armes derrière les États-Unis, la Russie, la France et l’Allemagne.
4 Le FOCAC (ou forum sur la Coopération sino-africaine) est une plate-forme visant à une plus grande coopération économique entre la Chine et l’Afrique. Voir par exemple François Bart, « Chine et Afrique, une longue histoire, une nouvelle donne géographique », Les Cahiers d’outre-mer. Revue de géographie de Bordeaux, vol.64, n°253-254, p. 193-208 ; Valérie Niquet-Cabestan, « La stratégie africaine de la Chine », Politique étrangère, vol. Été, n°2, 2006, p. 361-374.