La route de la Kolyma : voyage sur les traces du goulag

Recension rédigée par Yves Boulvert


            Historien de l’URSS stalinienne, coauteur de l’Histoire du Goulag stalinien en 7 volumes (2004), Nicolas Werth nous entraîne dans une remémoration vertigineuse des années les plus sombres de « ce continent des ténèbres » qu’a été l’Europe au XXe siècle. Avec deux autres membres de l’Association Mémorial et une photographe, l’auteur, directeur de Recherche au CNRS, s’est rendu en août 2011 en Sibérie orientale, à Magadan de sinistre mémoire, et dans le trop fameux bassin de la Kolyma, à la recherche des survivants et des traces du Goulag sibérien. Neuf heures d’avion au lieu des trois ou quatre mois que mettaient les déportés en wagons à bestiaux, parqués dans des camps de travail à Vladivostok avant d’emprunter un cargo, puis de parcourir à pied, une piste fangeuse qui les conduirait dans leur bagne, pour certains leur mouroir, sur les lieux d’extraction des minerais nécessaires à l’Etat soviétique, avant tout l’or, mais également l’étain, le cobalt, le tungstène et l’uranium, ce dernier étant concentré sans aucune précaution ni protection.

            En l’espace d’une génération, entre le début des années 1930 et le milieu des années 1950, sont passés par les camps du Goulag, quelque vingt millions de personnes soit un adulte soviétique sur six. Deux millions y ont péri. Pendant la pire période des purges, d’août 1937 à novembre 1938, sur ordre de Staline et de ses sbires, plus d’un million et demi « d’éléments socialement nuisibles » furent arrêtés et condamnés la moitié à la mort, l’autre moitié à dix ans de camp. La région de la Kolyma en particulier était à 90% peuplée de détenus. En mai 1944, le Vice-président américain Henri Wallace, venu visiter Magadan, déclara après son départ que les camps de travail en URSS étaient « une légende », rappelant sans le savoir les villages Potemkine ! En 1953, Kovalev, un évadé, d’abord caché au fond d’une mine d’or, « de l’or que l’on aurait bien échangé à poids égal avec du pain », écrivit en vain une « Lettre ouverte à l’ONU de la part d’un esclave à perpétuité du communisme » !

            Pour la seule Kolyma, on estime d’après les archives du NKVD, qu’entre 1932 et 1955, un million de déportés débarquèrent à Magadan sur lesquels 150 000 périrent de froid, de faim, d’épuisement ou de maladies, près de 12 000 ayant été exécutés. Ainsi au camp de Serpantinka, on exécutait en moyenne d’une balle dans la nuque, des mois durant, quelques dizaines de condamnés par jour. Cela n’avait rien d’industriel, mais évoquait « l’un de ces abattoirs de province où l’on remplissait sans précipitation, consciencieusement, une tâche routinière ». Problème : il n’y avait pas de fours crématoires. Les cadavres mal enterrés dans le permafrost, ressortaient ; ces encombrants cadavres refusaient de disparaître. On retrouve quelques ossements.

            Après la fermeture des camps en 1955, il n’y eut pas plus d’investissements matériels, que d’investissements humains ! Toutefois, les mines continuèrent vaille que vaille à fonctionner jusque dans les années 70-80 ; puis les jeunes songèrent à « rejoindre le continent », à partir vers l’intérieur du pays. La population chuta. Aujourd’hui restent les vieux, en colère contre Moscou qui a « tout envoyé à la casse » depuis 20 ans et abandonné la région. Déjà les Chinois monopolisent le commerce de détail.

            À la recherche des camps ou de ce qui en subsiste, nos enquêteurs se heurtent à l’absence de transports publics, aux pistes impraticables, chemins défoncés, forêts impénétrables, terrains marécageux, attaques incessantes de moustiques. Le texte est jalonné d’émouvantes citations des grands témoins que furent Varlam Chalamov (Récits de la Kolyma), Evguenia Guinzbourg (Le ciel de la Kolyma). Le premier avoue : « Pas une fois, je n’ai admiré le paysage ». Nicolas Werth se dit  « frappé par la quantité de ferrailles rouillées à l’abandon. Hormis les paysages, la couleur de la rouille est ce qu’il y a  de plus beau à la Kolyma ». Quant au climat, selon une comptine, c’est « une planète enchantée. Douze mois d’hiver. Le reste, c’est l’été » !

            La représentante de Mémorial relate que son association a retrouvé en 1989, les fosses de plus de 9500 fusillés, extradés en 1937 du bagne des îles Solovski dans le grand Nord. Plus tard en 2001, l’on a retrouvé les fosses du bois de Koralev près de Saint-Pétersbourg : au moins 10 000 fusillés en septembre 1918, preuve « que les massacres massifs de civils n’ont pas débuté sous Staline mais bien sous Lénine ».

            Quant aux interviews des derniers survivants du Goulag demeurés sur place faute de savoir où aller, on se rend compte de la disproportion des peines. Ainsi, le dernier témoignage : Evguenia Petrovna Goloubentseva relate que, près d’Odessa en 1942, âgée de 16 ans, elle fut raflée par les Allemands et déportée à Oswiecim puis à Ravensbrück ; à la « libération », elle se retrouve – à l’inverse de l’itinéraire  de Margaret Buber-Neumann – « pour désertion  du travail » à la Kolyma. « On travaillait douze heures par jour, les pieds dans l’eau, en été, au lavage de la terre aurifère, l’hiver aux coupes de bois … J’ai tout enduré mais j’ai survécu ». Quel gâchis humain ! Pour A. Soljenitsyne, « du désastre concentrationnaire peut surgir l’affirmation d’une loi éthique » ; pour Varlam Chalamov - comme pour Primo Levi – « le camp est définitivement une école négative de la vie ». Le mal concentrationnaire est absolu et radical.

Cet émouvant livre-témoignage d’aujourd’hui est une invitation à la lecture des témoignages de ce Goulag, nié si longtemps et si fortement.