Histoire de la Turquie : de l'empire à nos jours

Auteur Hamit Bozarslan
Editeur Tallandier
Date 2013
Pages 589
Sujets Empire ottoman Histoire Turquie Histoire
Cote 59.284
Recension rédigée par Christian Lochon


Le Professeur Hamit Bozarslan, historien et politologue, qui enseigne à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, avait publié en 2007 une Histoire de la Turquie(La Découverte). Né à Lice en Turquie, d'origine kurde, il est sensible à l'histoire des minorités ethniques comme les Kurdes (15% de la population turque) et confessionnelles comme les Alevis (20%) ; ce qui était le sujet de son livre, en 1997, La Question kurde : États et minorités au Moyen-Orient. Ce nouvel ouvrage est surtout orienté vers une étude sociologique des faits religieux et politiques, internes et externes, qui se sont déroulés du XVe au XXIe siècle La première partie étudie la formation de l'empire ottoman devenant peu à peu reconnu universellement par les communautés musulmanes sunnites et en même temps, par les puissances européennes comme un partenaire à part entière ; la deuxième partie décrit comment, à partir du début du XIXe siècle un « Nouvel Ordre » (Nizam jadid), influencé en partie par la Révolution française essaie de concilier les tendances islamo-nationalistes et les aspirations occidentalistes. L'Empire s'écroulera à la fin de la première Guerre mondiale avec ses deux alliés les Empires allemand et austro-hongrois ; la troisième partie concerne la République instituée par Kémal Atatürk en 1923 qui, tout en puisant ses forces dans l'Empire ottoman, doit se soumettre, en tout cas provisoirement, à une laïcisation forcée et impopulaire. Le dernier chapitre décrit l'émergence d'une société urbaine divisée en trois tendances, la continuation du « Kemalisme », une option militariste ou une réislamisation de plus en plus imposée par le pouvoir actuel depuis 2000

Les Ottomans, du nom de leur créateur dynastique Osman, appartenaient à un clan turc, les Oghouz, Les Seljouqides, autre clan turc, les avait précédés au XIe siècle en Anatolie comme à Bagdad et leurs principautés furent conquises peu à peu par leurs successeurs qui s'avancèrent vers le Bosphore, le franchirent pour conquérir la Serbie (1371-1375), le Kosovo (1389), la Bulgarie (1396), la Bosnie (1462), l'Albanie (1477), la Hongrie (1526) ; le 29 mai 1453 ils s'emparaient de Constantinople et en faisaient leur troisième capitale après Andrinople (Edirné) puis Brousse (Bursa). Les pays arabes aussi étaient conquis, la Syrie et l’Égypte (1516), Bagdad (1534), Aden (1539), la Tunisie (1576) ; l'Algérie, la Géorgie, la Circassie, la Crimée, la Moldavie, la Valachie étaient administrées sous forme de régence. Le Califat ottoman ; pour la première fois dirigé par un non-chérifien, devenait urbi et orbi le porte-parole de l'islam sunnite ; l'expansion de la religion musulmane dans l'espace balkanique chrétien s'effectua sous deux formes, une variante officielle confiée à des Oulémas d'abord turcs puis convertis, qui assuraient les fonctions de mufti, de cadi, d'imam desservant de mosquée et une variante populaire assumée par les confréries transnationales comme les Qadiris, Tijanis ou turcophones comme les Naqchbandis ; le chiisme était diffusé par les Kizilbash, fondateurs de l’État safavide iranien et les Bektachis forts de l'appartenance des Janissaires (24 000 en 1528, 100 000 en 1640) à cette confrérie.

Les non-musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, avaient un statut de « dhimmis » ; ils devaient payer un impôt supplémentaire mais leurs dirigeants religieux (le Patriarche grec-orthodoxe résidant à Istanbul aura le rang de Pacha) disposaient d'une autonomie partielle dans les domaines de l'état-civil, de l'organisation religieuse et de la justice communautaire. De nombreuses villes étaient largement multiconfessionnelles, disposant de quartiers musulmans, chrétiens et même parfois mixtes. La haute administration était assurée par le « devshirmé » ; les familles uniquement chrétiennes des Balkans voyaient certains de leurs fils, doués intellectuellement ou physiquement, enrôlés pour servir l’État, soit comme rédacteurs dans les ministères, devenant parfois vizirs, exceptionnellement Grand Vizir, soit dans le corps d'élite des Janissaires. L'Empire ottoman connut ainsi aux XVe, XVIe, XVIIe siècles une succession de victoires et de conquêtes territoriales. Au XVIIIe siècle, la Russie s'agrandira aux dépens de la Sublime Porte (Caucase et Crimée) et l'immense Empire va s'effriter pendant tout le XIXe siècle.

Plusieurs sultans seront détrônés, voire assassinés, au cours de ce siècle comme le réformiste Sélim III (1789-1807) ; en 1826, les régiments de janissaires sont supprimés et trois sultans successifs, Mahmud II , Abdelmadjid et Abdelaziz préparent et promulguent les « Tanzimats » (réformes structurelles) en 1839 et en 1856 afin de répondre aux pressions européennes, accordant l'égalité devant la Loi aux Non-Musulmans comme aux Musulmans, ces derniers rejettent cette décision contraire à la Charia ; ce qui va entraîner des révoltes et même des pogroms au Liban et en Syrie en 1840 et en 1860. Le sultan Abdelaziz est obligé d'abdiquer, son frère Murad V est « suicidé » ; une nouvelle Constitution prônant l'égalité entre tous les sujets voit le jour en 1877 et le Sultan Abdelhamid la suspend un an plus tard. L’Égypte, sous la houlette de son gouverneur albanais, Mohamed Ali, est la première province ottomane à obtenir une autonomie de facto ; la Grèce obtient son indépendance en 1830 ; l'Algérie est annexée à la France en 1830 ; la Russie soutiendra la lutte pour l'indépendance des provinces slaves et roumaines au nom de la défense des orthodoxes. L'Albanie sera le dernier pays à recouvrer son indépendance en 1913.Néanmoins, l'Assemblée ottomane réunie le 17 décembre 1908, sur un total de 226 députés, comptait encore 142 Turcs, 60 Arabes, 25 Albanais, 26 Grecs, 12 Arméniens, 5 Juifs, 4 Bulgares, 3 Serbes, 1 Roumain, donnant encore l'illusion d'un pays muti-ethnique et polyconfessionnel.

Monsieur Bozarslan montre que ce changement de société et les dangers extérieurs qui menacent l'intégrité de l'Empire conduisent les opposants au Sultan à pratiquer un « darwinisme social » qui s'exprime par la répression des minorités. Une estimation démographique ottomane de 1844 fait apparaître que le nombre total de musulmans atteint 21 millions (4,6 millions en Europe, 12,6 millions en Asie, 4 millions en Afrique), celui des chrétiens 14 millions (10,6 en Europe ; 3,4 en Asie) ; en 1820, les musulmans constituaient 60% des sujets, 76% en 1890. De 1820 à 1920, 326 000 ottomans gagnent l'Amérique, surtout des Chrétiens arabes que l'on continue au Brésil et en Argentine à appeler « Turcos ». Ainsi, un fort courant islamique radical teinté de nationalisme touranien de la part des élites politiques et de la population va être la réponse à l'occidentalisation en marche. En 1880, l'ultime révolte kurde du Cheikh Ubaydallah sera durement réprimée ; en 1896, de nombreux Yézidis et Alévis (chiites) kurdes sont massacrés ; les Arméniens, à partir de 1892 dans l'Est, les Assyro-Chaldéens à partir de 1914 dans le Sud-est seront victimes de génocides (1,5 million pour les premiers, 100 000 pour les seconds) organisés par les Gouvernements sultanien puis jeune-turc. Dans la décennie de guerres de 1908 à 1918, 760 000 Grecs seront expulsés et 2 millions de Turcs ethniques perdront la vie.

Mustafa Kémal transformera cet Empire défait en République unifiée ; mais la lutte contre les minoritaires continuera, par exemple contre les Arméniens et les Alévis qui les cachèrent dans la province de Dersim en 1937 à 1938. La conviction du Ministre kémaliste de la Justice, Mahmud Esad (1892-1949) que « Le pire des Turcs vaut mieux que le meilleur des Non-Turcs » va demeurer la règle jusqu'à nos jours. La suppression du Sultanat (1922) puis du Califat (1923) puis des confréries musulmanes (1925) ne consacrera pas la laïcité officielle pour longtemps ; dès la mort d'Atatürk (1938), d'ailleurs sensible aux influences totalitaires du nazisme et du bolchevisme, l'enseignement de la religion va être rétabli dans les écoles et s 'accompagnera de la revalorisation d'un nationalisme turc exacerbé ; les Kurdes deviendront « Turcs des montagnes », les non-Musulmans ne seront plus autorisés à servir dans l'Administration. Trois coups d’État militaires (1960, 1971, 1980) auront montré le rôle politique des Chefs de l'armée et renforcé le nationalisme aux dépens de la religion ; depuis 2000, le Parti islamiste AKP rétablit l'équilibre au profit de la religion. Pourtant le Premier Ministre Erdogan, qui a adopté le concept d'identité nationale du doctrinaire de la Révolution de 1908, Ziyad Gökalp (1876-1924), se voit contesté par la Confrérie Fethullahtchi dont les membres, formés dans les lycées d'excellence de la Confrérie ont investi les ministères de l'intérieur et de la justice. On remarquera une fois de plus qu'islamistes et confréristes s'opposent. L'avenir politique de l'AKP est-il menacé ? Les tenants du kémalisme traditionnel, laïques et défenseurs des droits de l'homme regagneront-ils les élections  en 2015 ?

Pour une seconde édition, il faudra vérifier quelques dates incertaines (pages 61, 93, 108, 130, 144, 181, 209, 210) ; la mort d'Abdallah Cevdet a lieu en 1932 (p. 222) et en 1936 (p. 549). Cela est mineur par rapport aux 125 pages de notes, cartes, notices biographiques, glossaire, index, qui complètent les 463 pages de texte. La bibliographie comporte 116 auteurs de 122 ouvrages, dont 53 en français, 69 en anglais L'excellente analyse qui nous est proposée dans ce texte ainsi documenté aidera le lecteur « ainsi nourri dans le sérail » à en connaître les détours ».



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