Peuples-monde de la longue durée : Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens

Recension rédigée par Jean-Marie BRETON


Géographe et géohistorien, directeur de recherche émérite au CNRS, Michel Bruneau propose un nouvel ouvrage consacré à quelques peuples emblématiques de civilisations et de destinées collectives exceptionnelles, dans la continuité des travaux qu’il a précédemment consacrés aux diasporas et aux espaces transnationaux, et notamment aux peuples d’Asie « d’entre Inde et Chine », d’Asie mineure et d’Eurasie.

            Il étend sa réflexion, dans cette nouvelle étude, à ce qu’il considère et présente comme des « peuples-monde », en l’occurrencedes peuples « devenus nations », susceptibles de « se prévaloir d’une longévité multimillénaire ». Il s’agit de peuples qui, au-delà des conquêtes, des politiques d’expansion territoriale, des tentatives d’assimilation et autres dominations coloniales, n’en n’ont pas moins réussi à conserver leurs spécificités socio-culturelles, linguistiques et religieuses. A travers et malgré celles-ci, ils ont su et pu maintenir un espace, sinon un État, qui leur est propre, sans avoir subi d’absorptions, de dénaturations, ni de transformations « essentielles », tout en franchissant et en subissant - mais sans jamais y perdre leur être sinon leur âme - des siècles de conflits, parfois de persécutions.

            L’ouvrage, qui comporte une dizaine de chapitres dédiés, tour à tour, aux différents peuples envisagés et aux péripéties de leur histoire souvent chaotique et dramatique, repose en fait sur une analyse en deux temps, l’un transversal (chap. 1 à 4), l’autre spécifique aux États, groupes d’États ou périodes historiques étudiés (chap. 5 à 10).

            Le premier est consacré à ce que l’on pourrait qualifier de « problématique identitaire » des peuples-monde, à travers, successivement : leur appréhension et leur identification dans la longue durée ; les mythes fondateurs, relayés par la sémantique de leur dénomination ; et le rôle conjoint et parallèle de la religion, delalangue et de la culture dans leur résilience en tant que civilisations et leur pérennité en tant que peuples.

            Le second envisage et présente plus particulièrement, pour ceux entre lesquels il est possible de relever des convergences et des paramètres événementiels et historiques transversaux, l’évolution diachronique de leurs structures socio-politiques, la continuité ou à la discontinuité des structures impériales, et l’ancrage comme la dynamique des diasporas, vers la constitution plus ou moins achevée d’États-nations modernes, que ce cheminement ait été assorti de la survie du cadre impérial ou marqué par  la remise en cause de celui-ci.

            L’ensemble de ces développements, riches d’informations, de réflexions, d’analyses, d’intuitions et de conclusions souvent originales et toujours passionnantes, débouche sur la conclusion - dont la quasi évidence s’impose au terme de la lecture, mais que l’on aurait trop tendance à méconnaître hors de celle-ci - que si l’évolution des peuples considérés, de l’empire ou de la diaspora à l’État-nation, a pu emprunter, au gré de l’histoire longue, des voies continues ou discontinues, délibérées ou subies, elle révèle des caractères communs qui résident dans une même continuité, une même résilience et une même longévité.

            Les six peuples étudiés ont en effet peu ou prou connu une évolution qui, pour ne pas avoir été identique - il eut été surprenant que cela soit le cas - leur a fait emprunter, pour aboutir aux six États-nations qu’ils sont devenus, un chemin souvent convergent, et a reposé sur un rapport à l’espace, au territoire et aux « hauts lieux » comparable. Assis sur la préservation durable de leur langue et de leur civilisation, leur devenir s’est déterminé et forgé à la fois à travers l’expansion territoriale et face à la « colonisation », illustrant par là l’un des enseignements fondamentaux de l’histoire, toutes époques, civilisations et parties du monde confondues, à savoir, comme l’auteur se plaît à le souligner in fine, que si « les peuples sont pluriels, l’humanité est singulière ».

            Sans doute ce constat est-il salutaire, à une époque où des nuages de mauvaise augure s’accumulent sur le monde, de l’expansion du terrorisme islamique aux tentatives d’hégémonie impérialistes ou chinoise, des conflits ethniques sanglants aux luttes politiques sans merci, de la submersion de l’intérêt général de l’humanité par la puissance de l’argent à la mise en péril irresponsable de la survie écologique des générations futures.D’aucuns ont sans doute en effet trop tendance à croire en l’utopie du triomphe des forces du Bien et l’avènement d’une civilisation de l’universel où la lucidité et la sagesse prendraient le pas sur l’aveuglement et la cupidité, et relèveraient de la foi en un avenir radieux procédant de la seule (bonne) volonté collective.

            L’histoire, appréciée dans un processus de longue durée, à l’aune de ses vicissitudes, de ses aléas, de ses atermoiements, de ses retournements, et de l’évolution des peuples et des civilisations, est là pour attester que, pour autant que cela n’ait jamais été envisageable, c’est encore bien loin d’être le cas.

L’ouvrage de M. Bruneau, via le prisme et l’approche de l’étude aussi riche que savante qu’il nous propose, vient opportunément nous le rappeler.