Histoire du condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides : de colonie à pays

Auteur Zorian Stech
Editeur Les Indes Savantes
Date 2021
Pages 305
Sujets Colonies
Vanuatu

1945-1990

Vanuatu

Histoire
Cote 66.577
Recension rédigée par Dominique Barjot


Né en 1987 à Toronto, Zorian Stech a étudié à l’Université de Toronto et à l’Université Lumière Lyon 2 avant de poursuivre ses études en master, puis doctorat à l’Université de Montréal, sous la direction de Samir Saul. L’ouvrage est issu de la thèse qui a résulté de ce doctorat. Il s’agit d’un ouvrage à la fois original et bien construit, riche d’une somme d’informations méconnues sur un pan original de notre histoire coloniale : le condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides. Celles-ci étaient « insensibles aux vents progressistes, négligées par l’opinion internationale, oubliées par une époque qui s’intéressait d’abord aux points stratégiques et aux gisements de quelque chose » (Jean-Claude Guillebaud, Les Confettis de l’Empire, Paris, Le Seuil, 1976). Comme le rappelle l’auteur dans son introduction (p. 9-17), les Français, n’ont quitté la colonie qu’en 1980. Situées dans le Pacifique Sud et composées d’environ quatre-vingt îles, vers le milieu des années 1960, les Nouvelles-Hébrides comptaient quelques 60000 habitants, dont 93 % d’autochtones, le solde étant constitué, pour l’essentiel, de Français, de Britanniques et de Vietnamiens. Cette population parlait plus de 115 langues traditionnelles et trois officielles, le français, l’anglais et le bichelamar, un pidgin fusionnant français, anglais et espagnol.

Occupées il y a environ 3000 ans par le peuple Lapita, découvertes en 1606, explorées par Bougainville en 1769, puis Cook en 1774, elles sont devenues, au XIXe siècle, un centre de commerce et d’activités missionnaires, d’abord protestants (1839), puis catholiques français (1848) et, enfin, anglicans (1849). Si les catholiques français n’y avaient qu’une influence négligeable, la Marine française en prit possession, dès 1853, ouvrant la voie aux planteurs et colons, mais aussi à la Compagnie calédonienne des Nouvelles-Hébrides (CCNH). Fondée en 1882 par John Higginson, elle fit faillite deux ans plus tard, pour renaître, en 1884, sous l’égide de l’État et sous le nom de Société française des Nouvelles-Hébrides (SFNH) chargée notamment de l’alimentation des dépôts de charbon, du transport de la poste et des émigrants ainsi que de la distribution des terres à leur attribuer. Les activités de la SFNP inquiétaient l’Australie qui poussait la Grande-Bretagne à annexer tout l’archipel. Les efforts déployés par l’Australie pour stopper les progrès de la colonisation française poussèrent à un accord franco-britannique : conventions de 1887 instituant un Commission navale mixte, puis de Londres, en 1906, à l’origine du régime du Condominium qui ne prendrait fin qu’en 1980.

Son histoire très mouvementée est décrite finement par l’auteur en cinq chapitres. Le premier analyse « les premiers signes d’un mécontentement néo-hébridais » (p. 19-64). Il dresse un bilan des multiples problèmes qui se sont posés aux Nouvelles-Hébrides aussi bien avant qu’après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a constitué un tournant, du fait de la présence de milliers de soldats américains. Il en a résulté une profonde transformation des mentalités et des priorités des Néo-Hébridais. À une époque où l’avenir politique du territoire semblait incertain, l’élection du général de Gaulle à la présidence de la République en 1859 marqua la détermination française de rester dans l’Archipel. Celle-ci se heurtait à la volonté des Néo-Hébridais de prendre ses distances vis à vis des Européens. La confrontation se concentrait sur la question des terres. Elle s’inscrivait en outre dans un contexte d’obstination des Français à maintenir le statu quo et de recours nécessaire à une main-d’œuvre immigrée, notamment vietnamienne.

En dépit de la persistance de certains problèmes (pénurie de main-d’œuvre et rapatriement des Vietnamiens), les années 1960 ouvrirent une nouvelle ère, en particulier avec la création du Nagriamel. Ce mouvement, fondé en 1964 par Jimmy Stephens et Paul Buluk, défendait le style de vie traditionnel autochtone (kastom). Une fraction significative des Néo-Hébridais ne souhaitaient plus être de simples sujets et retrouver la possession de leurs terres, véhicule indispensable de l’affranchissement politique. Beaucoup plus que le mouvement John Frum et avec des ressources financières plus importantes, le Nagriamel était une organisation politique fonctionnant comme une nation. Sous sa pression, les années 1960 virent émerger une nouvelle approche des puissances administrantes, centrée sur des investissements dans les infrastructures, les soins médicaux et la scolarisation, les Français ayant pris du retard sur les Britanniques dans ce dernier domaine. En conséquence de quoi les Néo-Hébridais semblaient plus enclins à coopérer avec les Britanniques dont l’administration était globalement mieux formée qu’avec les Français.

Dans les années 1970, « la politique prend vie aux Nouvelles-Hébrides » (chapitre 2, p. 65-111). En effet, les essais nucléaires français commencent en Polynésie en 1996. En même temps que le poids stratégique du territoire se renforce pour Paris, naissent plusieurs partis politiques, dont le New Hebrides National Party (NHNP), devenu plus tard Vanuaaku Pati (VAP) de Donald Kaipokas et Peter Kalpan Taurakoto. Du côté francophone aussi naissent des partis, dont certains se groupèrent en une coalition des modérés. Il s’ensuivit une radicalisation du Nagriamel ainsi qu’un resserrement des liens entre France et Grande-Bretagne, avec la visite de nombreux délégués métropolitains. Tandis qu’à partir de 1971, le territoire est devenu un paradis fiscal, Antoine Fornelli s’impose comme chef suprême à Tana. Les formations politiques nouvelles se divisent alors en deux camps. Les Britanniques misent tout sur le NHNP, alors que les Français disposent de plusieurs options dont l’Union de la population des Nouvelles-Hébrides (UPNH), parti défenseur des propriétaires de plantations et entrepreneurs francophones, et le Mouvement autonomiste des Nouvelles-Hébrides (MAHN), ultraconservateur et favorable au maintien de la présence française. De plus, l’influence des églises presbytérienne et anglicane l’emporte de beaucoup sur celle de l’église catholique. De ce fait, les Britanniques ont su créer, à l’inverse de la France, une élite politique anglophone, d’où un déséquilibre grandissant en matière d’influence au profit de la Grande-Bretagne. Reste le principal obstacle à l’indépendance, l’absence de front uni des Néo-Hébridais (fondation du parti Natui Tano).

1975 offre cependant « un premier goût de la démocratie » (chapitre 3, p. 113-161). À cette date en effet se tiennent des élections municipales et, surtout, à l’Assemblée représentative. Elles constituent un grand pas en avant. En devenant le Vanuaaku Pati (VAP) en 1977, le NHNP s’est radicalisé autant que le Nagriamel le reste. Au contraire, les partis modérés souffrent toujours de leurs divisions. En définitive, les années 1975 à 1977 ont marqué une étape cruciale vers l’indépendance. En effet, cette radicalisation ne rencontre aucune opposition de la part de l’administration britannique, qui souhaite, comme la VAP, aller vers l’indépendance. A contrario, la multitude des partis modérés et leurs divisions affaiblissent sans cesse la position française dans l’archipel. Par ailleurs, les aspirations lucratives de J. Stephens le mettent en opposition croissante avec les partis modérés.

Au cours des années 1978 et 1979, « les préparatifs pour l’indépendance battent leur plein » (chapitre 4, p. 163-210). Les critiques néo-hébridaises à l’encontre des puissances coloniales se font de plus en plus fréquentes. Plusieurs représentants de l’archipel sillonnent le monde afin de sensibiliser la communauté internationale à la situation politique des Nouvelles-Hébrides. Le Nagriamel continue de se comporter de manière imprévisible, ce qui l’isole des autres partis politiques. Alors que les modérés tentent de former une union derrière le Parti fédéral des Nouvelles-Hébrides (PFNH), la position adoptée par le Nagriamel contribue à miner leur projet d’unité. Quant au VAP, en participant au gouvernement d’union nationale, il renforce sa position par rapport aux modérés, en donnant l’impression qu’il joue la carte de la conciliation. D’ailleurs, les élections de novembre 1979 confirment l’avancée du VAP aux dépens des modérés. Fin 1978, c’est lui qui maîtrise le jeu aux Nouvelles-Hébrides. Il est clair que le territoire doit devenir indépendant. La France en refusant la décolonisation, puis en défendant le statut fédéral n’a fait que renforcer le VAP et favoriser le sécessionnisme de Santo.

L’année 1980 est celle du « désordre avant l’indépendance » (chapitre 5, p. 211-259). En effet, le 30 juillet 1980, le territoire accède à l’indépendance, mais dans le sang. La République de Vemarana, principale expression des modérés et des mouvements coutumiers s’oppose au nouveau gouvernement des Nouvelles Hébrides, traduisant l’opposition à l’esprit centralisateur de la constitution et le refus de l’État-nation, au grand dam de l’image de la France. L’indépendance des Nouvelles-Hébrides n’a pas été gagnée dans la paix, mais dans la violence et le chaos. « La guerre des cocotiers » a vu la participation de plusieurs pays voisins, notamment la Papouasie-Nouvelle Guinée et l’Australie. Non seulement cela traduit l’importance géopolitique du territoire, mais a conduit aussi à une répression systématique. Au contraire de la Grande-Bretagne, la France s’est trouvée confrontée aux menaces pesant sur ses ressortissants tandis que le pays lui-même peinait à trouver une stabilité dans les années 1970 et 1980.

L’évolution politique des Nouvelles-Hébrides au XXe siècle éclaire le processus de construction d’une nation : l’existence d’un sentiment d’appartenance à l’État du Vanuatu n’allait pas de soi, faute d’existence préalable d’un pays souverain (conclusion générale, p. 261-266). Cela se comprend mieux à la lueur de quelques observations majeures :

1 - les Nouvelles-Hébrides ne constituèrent pas une priorité ni pour la France, ni pour le Royaume-Uni, même s’il existait une concurrence entre les deux métropoles ;

2 - la France a progressivement perdu la bataille, faute de pouvoir créer une élite francophone néo-hébridaise et une colonie de peuplement dans le territoire. Ainsi s’expliquait le fait qu’à partir de 1957, avec l’instauration du Conseil consultatif, puis de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, la France ait modifié sa politique afin de pouvoir, à travers l’éducation, produire une élite néo-hébridaise francophone ;

3 - si la Grande-Bretagne a pris l’avantage, c’est parce que les Britanniques ont géré les Nouvelles-Hébrides mieux que leurs homologues français : personnels administratifs plus stables et mieux formés, intérêt précoce au développement de l’infrastructure, non-intervention dans les affaires de la colonie, soutien à la politique indépendantiste du VAP ;

4 -  la position française a été desservie par une moindre ouverture internationale en matière de formation intellectuelle des élites, par la surabondance des partis francophones, par l’incapacité des partis modérés francophiles à rallier le petit nombre des partis anglophones hostiles au NHNP et au VAP, par une surestimation du poids réel du Nagriamel, dont l’échec est patent, par une moindre efficacité dans le maintien de l’ordre que la Papouasie-Nouvelle Guinée ainsi que par des conditions très restrictives d’attribution de l’aide française en comparaison de celle , technique et financière du Royaume-Uni.

5 - Système paradoxal, le Condominium fut, en définitive, un pis-aller pour les deux puissances européennes. En effet le statu quo a été vu souvent comme une option meilleure que tout changement juridique susceptible de déstabiliser toute la région du Pacifique. 

Ouvrage pionnier, couvrant de façon très complète un presque-siècle d’histoire, le livre de Zorian Stech comporte une utile chronologie, un bon appareil critique et un inventaire complet des sources, une bibliographie bien fournie et d’utiles annexes, même si l’on peut regretter une cartographie minimaliste. Il mérite d’être honoré par un prix de l’Académie des sciences d’outre-mer.