Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis

Auteur Nétonon Noël Ndjékéry
Editeur Hélice Hélas
Date 2022
Pages 349
Sujets Tchad-Roman-XXIe siècle
Cote 66.352
Recension rédigée par Jean-Marie Breton


     La recension de romans ne représente qu’une minorité de celles publiées par l’Académie, car il ne s’agit pas du genre littéraire le plus fréquent dans le corpus des oeuvres et travaux afférents à l’Outre-Mer, sous un angle historico-scientifique en particulier.

     Celle de l’ouvrage de Nétonon Noël Ndjékéry, écrivain tchadien vivant en Suisse, n’en présente que plus d’intérêt, à de multiples égards, en raison à la fois de son objet, de son approche, de son ton, de son originalité et de son écriture.

     Original, le thème transversal l’est incontestablement qui repose sur le fil conducteur constitué par la traite négrière transsaharienne et orientale qui a existé avant la traite atlantique et a perduré jusqu’à l’époque moderne. La première n’a pas pour autant fait l’objet d’une mise en évidence ni d’études aussi importantes et systématiques, dans la mesure où elle n’a impliqué ni les puissances occidentales ni leurs circuits commerciaux, et a longtemps été ignorée par les Occidentaux, soit par méconnaissance des réalités et pratiques de territoires encore mal connus parce qu’en partie inexplorés, soit parce que les razzias d’esclaves noirs, dans le Sud-Sahara, dans la vaste « région » du Lac Tchad en particulier, par des bandes d’affidés ou de mercenaires à la solde de traitants et de commerçants arabes, dans le cadre d’un commerce transsaharien (qui impliquait, comme la traite atlantique, la participation aux fournitures par les chefs africains) n’affectaient ni leurs intérêts ni leurs valeurs. Ce trafic humain a également longtemps été laissé dans l’ombre ou minimisé, par les élites africaines islamisées, dans la mise en cause de la traite atlantique pratiquée par les puissances chrétiennes.

     Cette pratique esclavagiste, violente et cruelle, aussi géographiquement répandue que durable, si l’on en croit l’auteur, a certes été partiellement documentée, et est loin d’avoir été ignorée par les chercheurs, les anthropologues et les historiens. Elle n’a pas pour autant franchi, dans la plupart des cas, le champ de publications spécialisées, loin de la vision dominante de la traite négrière qui a marqué le grand public du XVIIè siècle à nos jours. Il est heureux que le tabou soit aujourd’hui en train de sauter chez les historiens et romanciers africains[1].

     Le roman de N. N. Ndjékéry, bien que n’ayant de notre point de vue pas fait l’objet de la médiatisation que l’on pourrait en attendre, depuis sa sortie au printemps 2022, malgré des critiques quasi unanimement élogieuses, vient à cet égard combler une lacune regrettable et, sous la forme du récit et de la vision d’un « griot » traditionnel, remettre au jour tout un pan longtempsmal connu, sinonocculté, d’une histoire dramatique, mais bien et réelle, qui a contribué à forger l’être et la conscience collective des populations puis des nations concernées.

      On ne reviendra pas ici (il y faudrait des dizaines de pages !) sur le cheminement évé-nementiel qui constitue la trame de l’ouvrage, ni sur la problématique socio-politique sous-jacente, bien qu’à juste titre dénoncée avec force et lucidité par l’auteur, serait-ce sous la forme de la saga chaotique d’individus et des peuples malmenés, déplacés, asservis, humiliés, libérés, puis ballotés au gré des humeurs et de la cupidité comme de la corruption de potentats, et de leurs exécuteurs de basses œuvres stipendiés. Ceci avec l’aval complice d’anciennes puissances colonisatrices qui n’ont jamais réellement voulu voir, a fortiori éradiquer, les abus et exactions des leaders qu’elles avaient contribué à propulser au pouvoir au moment des indépendances sub-sahariennes, ou à certains de leurssuccesseurs autoproclamés qui n’ont rien à leur envier.

     On le fera d’autant moins que, d’une part, selon l’usage éditorial, ici peut-être plus que pour d’autres ouvrages, la présentation de la « 4° de couverture », comme le document de presse diffusé lors de la sortie du livre, en disent l’essentiel ; et parce que, d’autre part, le récit est tellement riche et foisonnant qu’il est impossible d’en présenter et, surtout, d’en faire partager la substance en la résumant en quelques mots, sans en altérer l’essence, ainsi que le plaisir de la lecture.

     N. N. Ndjékéry navigue en permanence, avec une aisance remarquable, entre histoire et politique, anthropologie et sociologie, drame et félicité, humour et gravité. Son récit enchante autant par la langue que par le style, à travers la volonté de raconter de l’intérieur, comme le ferait, avec ses mots, ses images et sa « culture » orale et empirique, un griot à l’orée d’une case au sein d’une improbable communauté perdue sur une île coupée du monde, flottant et tournant inlassablement sur elle-même,au gré des courants qui parcourent la « Grande Eau » (le Lac Tchad) à l’instar du mouvement sidéral. Une île dont l’histoire microcosmique n’est finalement que le reflet, à visage inversé, de celle du destin erratique et des populations du Sahara circum tchadien au cours des derniers siècles.

     Cette « pépite » littéraire, à la fois ancrée dans l’histoire, depuis les rezzous soudanais, et insérée dans l’actualité, à travers les coups de force de Boko Haram, est à la fois un conte, une épopée et une allégorie. N. N. Ndjékéry nous (ra)conte, avec autant de talent que de virtuosité, la « petite » histoire (mais qui fait souvent la « grande » !) d’un improbable phalanstère, de l’incarnation diachronique d’un mythe fondateur, et de la construction onirique d’un imaginaire îlien préservé des aléas d’un monde balloté par des crises endémiques (à mille lieues, par exemple, des drames et des fleuves de sang des deux guerres mondiales). Ceci jusqu’à la chute et la désillusion d’un paradis terrestre qui, à aucune époque, n’a existé ailleurs que dans l’imaginaire collectif, au détriment de toutes les tentatives endogamiques d’en reconstituer serait-ce un minuscule îlot à l’écart des forces telluriques du monde, accentuées par la folie des hommes.  

On ne saurait trop vivement en recommander la lecture à tous ceux que passionnent, à un titre ou à un autre, l’histoire de l’Afrique, en général, autant que celle des populations sub-sahariennes. Le devenir de celles-ci en a mis en lumièrecertaines des facettes les plus mal connues en même temps que les plus tragiques. Elles sont désormais enracinées dans leurs cultures, peu à peu redécouvertes, et dans leur patrimoine mémoriel.

 

     A n’en pas douter, le beau, et parfois cruel, roman que nous offre N. N. Ndjakéry fera date dans la littérature africaine contemporaine, dont on ne se lasse pas, à travers notamment le récent prix Goncourt de Mohamed Bougar Sarr, de découvrir l’infinie richesse.


[1]Selon F. Raynaert (L’Obs, n° 3022, 8 au 11.09.2022, p. 63), dans sa présentation du récent ouvrage de F.-X. Fauvelle et A. Lafont (dir.), L’Afrique et le monde. Histoires renouées, de la préhistoire au XXIè siècle(La Découverte, Paris, 2022), alors que « la traite atlantique est abordée dans un long et passionnant chapitre, la traite arabe qui saigna le continent par l’est, ou à travers le Sahara ne passe qu’en filigrane. Fauvelle, que nous interrogeons sur ce point, a une réponse simple pour expliquer cette absence, qui n’a rien d’idéo-logique : la traite orientale est tout simplement moins documentée que son pendant occidental, et, surtout, il n’existe pas encore de grands spécialistes qui i l’aient décortiquée ».