La renaissance orientale

Recension rédigée par Christian Lochon


L’ouvrage classique de Raymond Schwab (1884-1956), publié en 1950, somme d’érudition et de passion, rédigée par un homme de lettres, est enfin réédité parce qu’il était devenu introuvable. Tous ceux qui s’intéressent aux différents aspects de l’orientalisme, linguistique, historique, de littérature et de philosophie comparées, artistique, anthropologique, auront plaisir à le découvrir ou à le relire. L’auteur met l’accent surtout sur la découverte de la civilisation indienne et un peu, iranienne ; les recherches sur la Chine et la culture arabo-islamique sont très peu mentionnées. L’essayiste palestino-américain, Edward Saïd, qui se rendit célèbre en critiquant l’orientalisme occidental dans son L’Orientalisme (Seuil 1978) a puisé de nombreuses citations littéraires dans cet ouvrage.

Les débuts décisifs de l’orientalisme européen se passent à Paris de 1800 1820, au retour de l’expédition d’Egypte de Bonaparte ; l’Europe avait commencé de se pencher, autour de 1750, sur le déchiffrement des alphabets inconnus par intérêt pour ses origines. Des structures de recherche, séculaires ou nouvelles, vont émerger ou se renouveler ; le déjà vénérable Collège de France (1540) a sa salle 4 dévolue aux langues où enseignèrent Sylvestre de Sacy, Champollion, Burnouf, Renan.  Abel Rémusat y créa la chaire de chinois en 1814. L’Ecole des Langues Orientales (INALCO aujourd’hui) avait été créée par la Convention en 1793 dans les locaux de la Bibliothèque Nationale ; la Société Asiatique tint sa première séance le 1er septembre 1822, présidée par S. de Sacy et son Journal est considéré comme un « résumé de l’orientalisme » ; l’Ecole des Hautes Etudes (1868) brillera dans ce domaine. Des familles se consacrent aux études linguistiques et orientalistes, ainsi Jean-Louis Burnouf (né en 1773) est latiniste, son fils Eugène (né en 1801) indianiste ainsi que son cousin Emile-Louis (né en 1821) qui fonde l’Ecole indianiste de Nancy ; François Littré, élève d’Eugène Burnouf est indianiste et son frère Emile, lexicologue. Les spécialistes viennent à Paris de toute l’Europe ; Jules Mohl, d’origine allemande, est le 21e étranger naturalisé pour devenir professeur au Collège de France ; traducteur de l’épopée persane de Firdousi, Shahnamé, il dirigera en même temps l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, la Société Asiatique et le Collège de France. Quant à Fauriel (né en 1772) qui fut le secrétaire de Fouché, il fonde avec son homologue allemand Schlegel, les premiers caractères d’imprimerie de l’alphabet devanagari pour les textes sanskrits.

Edward Saïd avait reproché aux orientalistes européens de considérer l’Orient comme un objet d’études distinct de l’Occident alors qu’Orient et Occident, affirmait-il, sont en état d’hybridation des cultures et des savoirs qui n’ont jamais existé de manière isolée. R. Schwab semble en être persuadé lorsqu’il estime que « la chevalerie d’Orient précède et explique la chevalerie d’Europe » (page 342) ou que la Chanson de Roland, découverte en 1832, ressemble aux Nibelungen ou aux Vedas. William Jones, en 1784, compare la mythologie hindoue aux mythologies grecque ou romaine ; Schlegel pense, en 1800, que « c’est en Orient que nous devons chercher le Romantisme » ; Goethe et Schopenhauer partagent le même intérêt pour les recherches de Meier sur la poésie sacrée de l’Inde ; le Divan Occidental-Oriental (1816) de Goethe, qui recopiait des manuscrits persans, fait «  passer moallaqats et ghazals dans la grande circulation »; l’intellectuel indien Rammohun Roy se rend en Angleterre en 1831 où il est très bien accueilli, visite Paris en 1832 sous la conduite de Burnouf et voit ses articles publiés dans la presse française comme anglaise ; Panthier, en 1833, estime que « le sanskrit, une fois sa grande importance reconnue, sera étudié comme le grec ou le latin qui en sont dérivés ». Le Saint-Simonien Ballanche propose, en 1831,
« d’enseigner le sanskrit dans les écoles comme le grec et le latin » ; Lamartine rédige dans son Cours familial de littérature 300 pages sur l’Inde en 1856 et il n’hésite pas à assurer que « la clé de tout est en Inde » ; pour Cuvier « Après les Védas, fondement de toute la croyance des Indous, la littérature de ce peuple commence comme celle des Grecs par l’épopée : Ramayana et Mahabharata ; en 1844, dans son Manuel de philosophie ancienne, Renouvier écrit : « Pour la philosophie, comptent surtout l’Inde, la Perse, l’Egypte, la Phénicie, la Chine».

En ce qui concerne la civilisation arabo-musulmane, ne sont guère mentionnés que Sylvestre de Sacy (1755-1838), titulaire de la chaire d’arabe à l’Ecole des Langues orientales et Delécluze pour la traduction de l’épopée Antar. La connaissance de la littérature persane ancienne commence avec la traduction de l’Avesta à partir du zend en 1771 par Anquetil, ce qui constitua la première traduction en français d’un texte religieux non biblique. Burnouf édite un Dictionnaire franco-persan. Fouinet traduit Mantiq Uttaïr, le recueil mystique de Feriddedine Attar. Gobineau (né en 1816), étudia en Suisse, fonda en 1844 le mouvement
« Les Cousins d’Isis » ; chargé d’affaires à Hanovre puis à Francfort, il se lia avec Schopenhauer qu’il a inspiré, Wagner, Nietsche, qui prendra goût au soufisme et à l’œuvre de Hafez de Chiraz grâce à lui ; de son séjour à Téhéran, il devait rapporter Religions et Philosophies de l’Asie Centrale.

La littérature classique indienne a été largement diffusée en Europe. En 1785, Wilkins traduit la Bhagavad Gita en anglais, retraduite en français en 1787 ; Anquetil traduit les Upanishad en 1787 en français et en 1801 en latin ; la Société Asiatique de Calcutta, en 1839, Mahabharat ; Valentin Parisot, en 1853, le premier Livre du Ramayana. L’Abbé Dubois avait ouvert la voie avec Mœurs, Institutions et cérémonies des Peuples de l’Inde, publié en anglais en 1817 et en français en 1825. L’Inde interpelle Victor Hugo comme ce vers l’indique dans La Légende des siècles : « Des Eddas, des vedas et des romanceros », Théophile Gautier publie le roman Avatar et le scénario de Sacourtala, joué à l’Opéra de Paris en 1858, Maxime Du Camp, Rimbaud (cf. « Je est un autre »); Alfred de Vigny est informé par son ami Panthier, sinologue et indianiste et Burnouf lui révèle le bouddhisme, ce qui lui fait confier à son Journal (1855) : « J’ai l’esprit occupé de Bouddha ». Littérature et orientalisme font bon ménage ; Balzac évoque aussi l’Inde dans Louis Lambert et Illusions perdues ; Baudelaire traduit Tortures de l’Opium de Quincey qu’il décrit comme « un cauchemar indien ». Dans la littérature allemande, les Hymnes indiens, traduits par W.Jones, influencent Schelling, Novalis ; ce dernier s’interroge sur le « samsara » (réincarnation), notamment le rapport Orphée/Jésus/Krishna ; Frédéric Schlegel dans Le langage de la sagesse des Indiens (1808)
« répond au besoin germanique de l’Orient » ; Goethe aura encouragé les universités de Weimar, sa ville, Heidelberg, Bonn, Berlin, Tübingen à ouvrir des départements d’orientalisme. En Grande-Bretagne, le poème Lallah Rook de Thomas Moore a un énorme succès ; la Revue Britannique publie vingt articles sur la religion de l’Inde et de la Chine de 1825 à 1869.

En philosophie, Schopenhauer fonde son propre système sur celui du Vedanta ; Herder, en 1804, innove les études comparatives en publiant Histoire comparée des systèmes de philosophie ; puis dans Une autre philosophie de l’histoire, il se risque à un rapprochement entre les races germaniques et les Aryens (page 228) en faisant référence aux Nibelungen et lançant ainsi une théorie dont le XXe siècle éprouvera les dangers. L’Inde inspirera aussi les mouvements spiritualistes comme la Société Théosophique fondée par Mme Blavatsky en 1875 de même que l’Egypte pharaonique avait présidé aux initiations des sociétés secrètes du XVIIIe siècle avec Cagliostro et le symbolisme de La Flûte enchantée de Mozart. Au XXe siècle, on connait les analyses pertinentes de René Guénon sur le legs spirituel hindou.

Dans le domaine de la peinture, l’auteur affirme que Gauguin (page 501) « s’est procuré une authentique influence asiatique, car il a abandonné la perspective et le clair-obscur, les deux axiomes de la peinture occidentale ». On connait d’autre part l’œuvre des peintres orientalistes en Afrique du Nord et au Proche-Orient, Delacroix, Marilhat, Decamps, Fromentin, Chassériau, Flandin (qui ira jusqu’à Persépolis). En musique, Wagner, influencé par le bouddhisme, proche de Gobineau, dont il publie l’introduction à son œuvre traduite en allemand, introduira le thème du Ramayana dans son Parsifal.

Ce foisonnement d’informations, l’inter-influence des ouvrages d’orientalistes allemands, anglais, français et l’influence de ces derniers sur les littératures nationales de leurs Etats au XIXe siècle, l’importance accordée aux « Orients » indien et iranien, sont analysés avec une grande maîtrise par Raymond Schwab sans aucune référence à l’entreprise coloniale qui se développait à la même époque et à laquelle on a pu reprocher qu’elle avait négligé les valeurs littéraires des pays colonisés. Ici, on a la justification de l’adage « Ex Oriente lux » dans les domaines de la pensée philosophique et de l’apport des cultures orientales. Heureuse époque qui n’avait pas envisagé le choc des civilisations !