1830-1914, de l'armée en Afrique à l'Armée d'Afrique : actes de la journée d'étude, 10 décembre 2012

Recension rédigée par Jean Martin


      La Fondation Algérie-Maroc-Tunisie a organisé le 10 décembre 2012 une journée d'études sur le thème 1830-1914 de l'armée en Afrique à l'armée d'Afrique.  Dans son exposé introductif, l'ambassadeur Frédéric Grasset, président de la fondation, nous annonce qu'un second colloque suivra celui-ci et sera consacré à la période 1914-1945. Il observe que le débat sur la colonisation n'a jamais véritablement cessé depuis les indépendances, et même s'il n'est plus aujourd'hui qu'un sujet de controverses érudites, dans lesquelles le présent colloque trouve pleinement sa place.

            Les lieutenants-colonels Gilles Aubagnac et Antoine Champeaux établissent une distinction majeure entre armée d'Afrique et troupes coloniales, distinction qui n'est pas nécessairement familière au commun des mortels, d'autant que l'imbrication de ces troupes a facilité les confusions. L'armée d'Afrique trouve son origine dans l'expédition d'Alger en 1830. Ce corps d'occupation a été rapidement grossi par des unités indigènes telles que les tirailleurs, spahis et goumiers. (ces unités seront appelées à servir en Crimée, au Mexique et en Indochine). Les troupes coloniales sont issues des troupes de Marine (la transformation est intervenue en 1900 alors que les guerres de conquête étaient pratiquement terminées). Elles ont été grossies des unités de tirailleurs indigènes recrutées dans les nouvelles colonies, le coup d'envoi ayant été donné  par Faidherbe au Sénégal. Les fanions et insignes de quelques unités éparses en métropole rappellent aujourd'hui ce passé ultramarin des armées.

            Sous le titre "Des bureaux arabes au royaume arabe", Claude Vigoureux traite de la politique algérienne de Napoléon III. Il était difficile de faire œuvre novatrice sur ce sujet déjà très exploré, notamment par Annie Rey-Goldzeiguer et Henry Laurens. L'auteur commence par retracer la genèse des bureaux arabes à partir des débuts de la présence française en Algérie.  On aimerait savoir quel est ce "leader d'une secte religieuse" évoqué p.31? Sans doute le cheikh d'une confrérie ? Les  confréries ne sont pas des sectes. Peut-on écrire  (p.33) que l'émir Abd el-Kader était emprisonné en France de 1848 à 1852 ? Il y était interné, ou astreint à résidence (certes au mépris de la parole donnée par le duc d'Aumale), notamment au château d'Amboise où il vivait entouré de sa famille et de sa domesticité. Après une quasi-absence d'intérêt pour l'Algérie pendant une décennie, Napoléon III, qui fit deux séjours dans le pays, se tourna vers la politique du royaume arabe et ses lettres à Pélissier puis à Mac Mahon sont bien analysées. L'Empereur paraissait envisager une formule d'association dans la tradition saint-simonienne. 

            On sait que la libéralisation du régime impérial et l'opposition farouche du colonat furent fatales à cette politique. On lira avec le plus grand intérêt p.49, une remarque du général de Gaulle à Alain Peyrefitte  au sujet de la politique algérienne suivie par les successeurs de Napoléon III (décembre 1960). Le général disait notamment : "La politique de l'Algérie française a réussi à la fois à nous enfermer dans un piège en Algérie, à nous chasser de Suez et d'Egypte, à nous mettre à dos tout le monde arabe" On ne saurait mieux dire…

            Hafida Mouaziz Houari étudie (pp.51-69) l'image de l'armée d'Afrique, c'est-à-dire l'armée de la conquête de l'Algérie à travers les lettres rédigées par ceux qui ont pris part à l'expédition de 1830 et les commentaires de la presse française. Les jugements sont partagés selon que l'on se place du point de vue des "colonistes" ou de leurs adversaires. S'agit-il d'une armée de braves ? D’une armée de profiteurs, de pillards et d'arrivistes ? (p.64). Les critiques de Desjobert, qui ne voyait pas quel bénéfice l'armée française pouvait tirer de cette aventure (p.68) sont intéressantes. Car la guerre en Algérie fut bien pour l'armée cette école de désorganisation et d'indiscipline dont les résultats s'appelèrent Sedan et Metz…Nous hésitons à partager la conclusion de l'auteure qui compare les effets de l'expédition d'Alger à ceux de l'expédition d'Egypte, estimant qu'elle fut à l'origine de la nahda (renaissance) dans la société musulmane algérienne et de la formation d'une conscience nationale qui ne s'est manifestée que longtemps plus tard.

            Julie d'Andurain a consacré sa communication  (pp.73-87) à l'intérêt que le parti colonial a porté aux questions d'Afrique du Nord. On sait que ce groupe de pression n'eut de parti que le nom et qu'il s'agissait d'un intergroupe parlementaire nettement dominé par le centre-gauche. Mais le puissant Comité de l'Afrique Française lui servait d'état-major. Quand il se forma, Algérie et Tunisie se trouvaient déjà dans l'Empire et son seul objectif fut, par voie de conséquence, le Maroc. L'auteure montre bien comment la question du Touat et du sud algérien en général fut le prélude à l'intervention dans l'empire chérifien et comment le parti colonial a utilisé le discours scientifique des géographes pour le mettre au service de sa volonté politique d'édification d'un empire français d'Afrique du Nord.

            Le lieutenant-colonel Rémy Porte retrace, (pp. 89-100), l'intéressante carrière d'un de nos illustres confrères, le colonel Edouard Brémond (1868-1948). Ingénieur des Arts et Métiers, saint-cyrien, arabisant distingué, Brémond servit jusqu'en 1914 sur les confins algéro-marocains puis à la mission militaire française au Maroc où il réorganisa la méhalla du sultan. Il fut aussi un actif agent de renseignements à Rabat et il obtint dans ce domaine de fort bons résultats. Ce ne fut que le début d'une carrière qu'il terminera comme général après avoir été pendant la guerre chef de la mission militaire au Hedjaz. Nous sommes un peu surpris de lire p.95 que Brémond a été mis en 1907 à la disposition du commissaire résident général au Maroc puisque cette fonction n'a existé qu'à partir de 1912.

            Historienne de l'art, Aude Nicolas nous donne un bel exposé sur les armées françaises dans la peinture orientaliste dans laquelle elle voit un autre volet du romantisme. Elle en situe le point de départ à l'expédition d'Egypte puis le prolongement à l'expédition d'Alger. Les représentations des divers corps sont passées en revue: chasseurs d'Afrique, spahis, zouaves, tirailleurs, légionnaires, ainsi que les différents régimes (Monarchie de Juillet, Second Empire). Au nombre des artistes, Girodet, Delacroix ou le baron Gros ne sont pas oubliés, de même que d'autres peintres moins connus tels Régamey ou Adolphe Yvon, sans négliger Horace Vernet ou Philippoteaux. Une très belle iconographie complète cet article.

            Le lieutenant-colonel Georges Housset traite  (pp.123-137) de l'influence du Maghreb et bien entendu de l'islam dans la symbolique militaire française. Sa réflexion est enrichissante: il considère que si la brutalité de la répression des soulèvements ne doit pas être occultée, l'armée française a, au plan de la symbolique, respecté les croyances et les mœurs en usage au Maghreb. Sa contribution donne d'intéressantes informations sur les fanions et autres ornements ainsi que sur les musiques militaires telles que cliques et noubas. Le sentiment d'une fraternité d'armes allait rester vivace dans les mémoires.

            Dans sa conclusion, Denis Bauchard ouvre quelques pistes de réflexion qui pourront alimenter les travaux à venir de la Fondation. Il insiste sur la fascination que le monde du Maghreb a toujours exercée en France, d'Ismaïl Urbain à Jacques Berque (rappelons que Jules Ferry n'était pas le représentant le plus en vue du parti colonial comme il l'écrit p.141). Il s'interroge sur la portée des évolutions que le monde arabe a connues au cours des dernières années et qu'il connait encore, et que l'on a qualifiées, sans doute hâtivement, de printemps arabe. Il estime que cette phase de transition risque de s'étendre encore sur plusieurs années et qu'il est peu probable qu'elle débouche sur l'adoption d'un modèle démocratique parlementaire occidental, mais que l'aspiration à la liberté d'expression restera invincible.