La colonisation de la Guyane (1626-1696)

Recension rédigée par Christian Lochon


Les deux volumes de cet ouvrage, totalisant 944 pages, rassemblent 67 textes originaux, dont beaucoup inédits, qui décrivent les premières expéditions tendant à établir des colonies dans l’île de Cayenne, sur l’Oyapock et sur la Sinnamary depuis les années 1620 jusqu’à la fin du siècle. Parmi les 42 récits de voyage, 35 sont rédigés par des Français, 5 par des Hollandais, 3 par des Anglais. 18 textes juridiques sont des actes de concession de privilèges ou d’associations, des déclarations en douane. Six textes décrivent des projets. Ces extraits vont d’une seule page à plus de 200 (cf. Le Voyage de l’Abbé Antoine Biet en 1653, I p.247 à 451) L’intérêt de la France pour la Guyane est d’abord lié à son intérêt pour les Antilles. Richelieu veut y affaiblir les positions espagnoles avec un double objectif, commercial et religieux, l’évangélisation des Amérindiens. (I p.38). Ces deux recommandations seront toujours renouvelées dans les concessions royales successives aux entrepreneurs d’expéditions au XVIIe siècle. 

L’historique de la colonisation est particulièrement traité dans Le Mémoire sur les droits de la France entre Orénoque et Amazone, attribué à l’Abbé Claude Bernou et daté de 1688 (II p.365ss), décrivant les installations françaises successives dans l’île de Cayenne, visitée par La Revardière en 1604. Au Traité de Compiègne (1624), les Pays Bas et la France se reconnaissent mutuellement leurs possessions dans les Indes occidentales et orientales. Des marchands rouennais s’installent alors sur l’embouchure de la Sinnamary, suivis en 1626 par 26 colons normands de la Compagnie de Saint Christophe, fondée par Richelieu. En 1633, Richelieu accorde à l’armateur normand Jean Rozée un mandat de 10 ans pour transporter 66 catholiques et des religieux capucins sur la rivière Counamana. Certains se réinstalleront à Cayenne. En 1638, Richelieu autorise le Normand Jacques Bontemps, directeur de la Compagnie des Iles de l’Amérique à transporter un millier de colons catholiques sur l’île de Cayenne (I p.25) et à créer la nouvelle Compagnie du Nord. En 1641, Jean de Vaux, livrant des marchandises à Sinnamary, trouve 6 Français à Cayenne, 4 au Maroni, 7 à Surinam. Des colons insurgés de Saint-Christophe se réfugient à Cayenne parmi lesquels Françoise d’Aubigné, future Madame de Maintenon et ses parents. En 1643, Charles Poncet de Brétigny conduit à l’île de Cayenne 300 colons et des religieux capucins. Il y sera tué par les Amérindiens. En 1649, Jacob Bontemps fonde la Compagnie de Rouen et envoie 21 hommes à Cayenne puis en 1652, 60 autres. La même année, Étienne Le Roux de Royville fonde la Compagnie de Paris, dirigée par 12 seigneurs associés, mais les colons rentrent en France à cause de l’opposition des Galibis. En 1660, des colons juifs d’Amsterdam qui ont appris au Brésil le raffinage du sucre s’installent à Rémire et font venir des esclaves africains. En 1663, la Compagnie des Indes Occidentales reçoit de Colbert la concession de l’Ile de Cayenne pour 10 ans. Le Gouverneur La Barre fait explorer les fleuves Sinnamary, Kourou, Maroni. De 1665 à 1667, la deuxième guerre Pays Bas/Angleterre éclate. Décrivant les compétitions entre ces trois nations, Jean de Clodoré rédige une chronique de la région (II p.159). Les Hollandais occupaient alors la rivière d’Approuague, les Français l’île de Cayenne, les rivières d’Uvia, de Kourou et de Sinnamary, les Anglais le fleuve Maroni. La France étant alliée aux Hollandais, les Anglais s’emparent de Cayenne en 1666. En 1676, les Hollandais réoccupent Cayenne qu’ils doivent quitter six mois plus tard. En 1685, Cayenne compte 260 habitants, 1255 esclaves africains et 87 amérindiens. En 1689, sous l’autorité de Vauban, un grand projet de fortification de la ville de Cayenne remplace la première enceinte bastionnée (II p.354 note 200). Cayenne restera aux mains des Français sauf lors de l’occupation portugaise de 1809 à 1817 (I p.33).

Ce livre très richement documenté nous fait connaître de passionnants récits de découverte de la région. Parmi les auteurs français, l’Abbé Antoine Biet, auteur du Voyage de la France Equinoxiale en l’Ile de Cayenne entrepris en 1652 (cité plus haut) participe à une expédition en Guyane, commandée par le Général de Royville et douze « Seigneurs Associés ». L’opération échouera par manque de prévoyance et de discipline comme le relate le Père Biet. On y trouve le récit des événements durant les voyages maritimes et des péripéties de l’établissement des colons à Cayenne (I p.302) de même que la description de la faune et de la flore locales (I p.404, 407), des mœurs et de la vie quotidienne des Amérindiens (I p.418). L’Abbé Biet explique la difficulté des colons de s’habituer à un régime alimentaire différent de celui de l’Europe qui les conduit à la famine (I p.331), malgré des productions locales alternatives (I p.404) comme les stipes de chou palmistes au goût d’artichaut (I p.129), les conditions climatiques d’humidité permanente (I p.398), les crises de malaria dues aux moustiques (I p.329).

Un autre ouvrage passionnant est celui de M. Boyer, qui, dans sonVoyage de M. de Brétigny à Cayenne décrit au chapitre XVII « la prodigieuse quantité d’animaux terrestres et aquatiques dans cette partie de l’Amérique » (I p.166). Buffon décrira avec exactitude les animaux de Guyane à partir de ces rapports de mission du XVIIe siècle. Fruits, racines consommables, épices et plantes médicales y sont en abondance (I p.168). Les Jésuites qui s’installent en 1667 (II p.216) ont eux aussi décrit la Guyane. Ainsi, les Pères Grillet et Béchamel ont laissé un journal de voyage dans l’intérieur de la Guyane en direction du Brésil, effectué dans des conditions très difficiles en 1674, mais guidés « avec respect » par des Galibis qui paraissaient enchantés de les écouter « chanter le magnificat au premier ton » (II p.248) ; en tout cas, plus les Indiens sont éloignés de la mer, plus ils sont traitables (II p.254). Les Pères vanteront l’utilité du hamac qui sert à dormir et à transporter les malades tandis que leurs hôtes sont ravis de se servir de haches, de serpes, de cognées importées (II p.359). Les soirées se passent en discussions théologiques, les Indiens craignant surtout les maux toujours liés à une magie diabolique, les missionnaires assimilant Dieu au « Tamoussi », Vieillard du Ciel (II p.254).

Depuis le début du XVIIe siècle, des navires zélandais commerçaient entre la Guinée et le Brésil, les Guyanes et les Antilles. David de Vries se rend en Guyane en 1634 et raconte l’installation de colons hollandais à Cayenne (I p.63). Le sorcier ou « piaye » joue un rôle important dans la vie quotidienne puisqu’il est censé soigner, guérir ses compatriotes. Il est intéressant de noter que le mot « piaye » d’origine galibie (voir lexique II p.389) est utilisé par les Guyanais aujourd’hui pour indiquer que quelqu’un est victime d’une entreprise démoniaque, qu’on lui a jeté un sort ; on dit qu’il a été « piaillé » (cf. le roman de Christiane Ganteaume Le Chapelle aux piailles). Un autre voyageur hollandais, Johann Pempelfort, décrit les conditions climatiques locales sur l’Oyapock en 1677 « Nous travaillions sous une pluie continuelle en déchargeant jour et nuit nos affaires de sorte que cela occasionnait de grandes pertes pour les produits périssables » (II p.285). Le climat n’y a pas changé !

Parmi les récits de voyageurs anglais, le Major John Scott donne une description de la Guyane en 1667 (II p.198 ss,) en rappelant que les Anglais furent présents dans cette région de 1530 à 1668. Les colons, plus que les Indiens, y sont fréquemment atteints de la goutte, de l’hydropisie, des fièvres pestilentielles (II p.201). Un autre chroniqueur anonyme anglais détaille tout le matériel militaire contenu dans fort de Cayenne acheminé sur les navires français (II p.169).

Le peuplement était inscrit dans les objectifs coloniaux mais les Français s’expatriaient peu, contrairement à d’autres Européens. En Nouvelle France, les 55.000 Français ne pourront rivaliser avec un million d’Anglais qui les chassèrent du Canada. En 1763, 14.0000 colons furent transportés en Guyane. A cause de l’impréparation de l’opération, 9.000 moururent et le reste fut rapatrié. L’instauration du bagne en 1852 allait compenser dans la douleur le manque de candidats dans cette région d’outremer (II p.79 note 72).

On appréciera particulièrement la chronologie (I p.21 à 35) le lexique galibi (II p.381), qui montre l’emprunt aux langues locales pour désigner en français et en créole les mots concernant la faune, la flore, les toponymes, le glossaire (II p.433), les sources manuscrites provenant de cinq pays (II p.441), la riche bibliographie polyglotte (II p.445 à 464) et les index (I p.453 et II p.465).

Peu d’ouvrages sur la Guyane atteignent un tel niveau académique.