L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident

Recension rédigée par Jean Nemo


Né à Genève, plutôt itinérant, l’auteur est, depuis 2018, titulaire d’une chaire internationale d’Histoire turque et ottomane au Collège de France, ce pour cinq ans.

Cet historien qui s’est beaucoup intéressé, entre autres, à l’histoire de la banque, celle des rapports entre l’empire ottoman et la France, s’est donc prêté à un exercice classique, celui de la « Leçon inaugurale ». Selon une courte note de présentation de l’édition, « les leçons inaugurales s’adressent à un large public éclairé, soucieux de mieux comprendre les évolutions de la science et de la vie intellectuelle contemporaine ».

Le sujet traité ici est fort vaste. L’exercice de synthèse est donc imposé par l’essence même d’une « Leçon », forcément limitée par le temps qui lui est consacré.

Pour le lecteur raisonnablement « éclairé », embrasser en quelques dizaines de minutes l’histoire de relations pluri séculaires parfois complices et souvent conflictuelles donne une grande envie de se plonger dans la lecture de l’opuscule.

Pari réussi. Cette 275ème Leçon commence fort classiquement par quelques pages de remerciements, en particulier à un prédécesseur et proche ami, Gilles Veinstein, à Henri Laurens qui l’avait invité en 2014 à « parler ici-même de l’empire ottoman »…Puis, note d’humour réussie, évoquant sa présence de Turc dans ce haut lieu de la science, Edhem Eldhem se pose la question de savoir s’il y représente « l’indigène désormais capable de parler de et pour lui-même ».

Il rappelle qu’il avait dit : « le besoin pressant que je ressentais de dissocier ma discipline de toute appartenance culturelle susceptible d’être teintée de relents nationaux et, par conséquent nationalistes… ». Et d’égratigner au passage, avec une ironie polie, une certaine « myopie nombriliste » de la récente « Histoire mondiale de la France ».

Voici en peu de pages et par conséquent de minutes posés les cadres méthodologiques et intellectuels : ne pas céder à la « cliomanie », encore moins à la « cliopathie » (néologismes inattendus mais bienvenus). Car c’est l’une des premières constatations dans ce face-à-face de la Turquie héritière des Ottomans : il conduit celle-ci à s’inventer une spécificité identitaire et un destin inscrit dans cette identité.

Le régime turc actuel se livre à une véritable « cliorrhée » (dernier de ses néologismes précise l’orateur qui affirme épargner à l’auditeur et au futur lecteur un dernier néologisme, « cliocide »). Laquelle cliorée, « noyant l’histoire, la vraie, si tant est qu’elle existe, dans une rhétorique aussi simpliste que populiste ».

Cette longue introduction de l’historien critique de sa discipline telle que bâtie dans son pays (plus du tiers de la « Leçon ») suscite du lecteur éclairé (et de l’auditeur en son temps ? Mais je n’y étais pas…) bien des réflexions sur la façon, ici et ailleurs de par le vaste monde, dont on construit l’Histoire en vue d’établir puis de renforcer des identités subjectives.

Puis vient un survol éclairé et convaincant de périodes successives : les premiers contacts (surtout ceux du XVIIIe siècle, qui « gagnent en intensité ») ; l’ère des réformes au XIXe siècle, suscitées par la rébellion grecque et les premières interventions européennes lors de la crise égyptienne ; la fin d’une idylle ou « l’autocratie instaurée par le sultan Abdülhamid II et qui se prolongea jusqu’à la révolution Jeune-Turque de 1908 ».

L’édition « Leçons inaugurales du Collège de France » est ici abondamment et fort justement illustrée. N’ayant pas été auditeur, j’ignore si ces illustrations furent projetées à ce moment ou si elles complètent seulement l’opuscule.

À ce propos, laissons le mot de la fin au récipiendaire : « L’histoire de ce très long XIXe siècle ottoman a souvent été racontée avec force raccourcis, a priori et spéculations auxquels je suis conscient d’avoir moi-même contribué aujourd’hui. Il est temps de s’arrêter et de se retourner pour étudier, examiner, décortiquer sa richesse documentaire, que l’on a si souvent tendance à tenir pour acquise, et dont nous devons espérer qu’elle nous dévoilera, ne serait-ce qu’en partie, la fascinante complexité de son récit ».

« Le public éclairé » que je crois être a parcouru avec grand intérêt ce remarquable, mais approfondi, survol de siècles de face-à-face. Il a surtout apprécié les réflexions qu’appelle cette « Leçon ». Tant sur l’Histoire en train de se faire que sur sa mise en servitude…