Économie et relations internationales en Tunisie : histoire et mutations nouvelles

Recension rédigée par Marc Aicardi de Saint-Paul


La jeune et active Association tunisienne d’histoire économique présidée par Mohamed Sassi s’est assignée comme mission d’établir un nouveau paradigme historique en Tunisie, dans le sillage de l’Université française. Elle-même s’était d’ailleurs inspirée de ses homologues anglo-saxonnes, précurseurs en la matière. Le colloque qui s’est tenu à Tunis les 8 et 9 mars 2019 représente en quelque sorte l’acte fondateur de cette association dont cet ouvrage constitue les annales.

Parmi la vingtaine de contributeurs, figurent plusieurs universitaires français : Dominique Barjot qui entretient des relations anciennes avec le monde universitaire en Tunisie, Olivier Feiertag, tous deux membres de l’Académie des sciences d’outre-mer ; Rang-ri Park Barjot, Régine Perron, ainsi qu’un Allemand Harm G.Schröter. Le reste des intervenants, tous tunisiens, se répartissent entre universitaires, diplomates et hommes politiques. Tant et si bien que ce panel pluridisciplinaire est assez diversifié, ce qui évite l’entre soi souvent constaté dans les colloques par trop spécialisés.

Une étude de chaque intervention si intéressante soit-elle serait bien trop fastidieuse et répétitive, dans la mesure où Mohamed Sassi s’en est chargé dans son introduction et Dominique Barjot dans sa conclusion. D’autant plus que figurent en annexes des abstracts en français et en anglais et une « Table des auteurs » qui retrace leur carrière et leurs publications. Pour notre part, nous nous efforcerons d’envisager et d’analyser ce colloque innovant dans son ensemble, tout en nous référant bien entendu à telle ou telle intervention.

La partie théorique relative à cette nouvelle discipline débute par les réflexions liminaires de Mohamed Sassi. Elle est complétée par Dominique Barjot en ce qui concerne la France et par Harm G. Schröter pour la business story en Allemagne. Les cas de la Tunisie et   du Maroc sont également étudiés.

La seconde partie consacrée à l’« Histoire des produits et des entreprises » envisage de nombreux domaines  et couvre une période  qui débute à l’établissement du protectorat et se termine à l’indépendance. A titre d’exemple, Zineb Mejri constate : « Cependant, ce n’est qu’avec la colonisation française que l’exploitation des salines en Tunisie a connu son apogée » ; notamment grâce à la création de la société COTUSAL. Hafsa Saidi fait le même constat lorsqu’il écrit : « le Gouvernement du Protectorat a vivement soutenu les projets des sociétés productrices et distributrices d’électricité », dont l’hydroélectricité. Il met en lumière les grands travaux réalisés dont certains seront achevés après l’indépendance. Dominique Barjot et Rang-ri Park Barjot vont dans le même sens lorsqu’ils évoquent les réalisations des grandes entreprises de génie civil, qu’il s’agisse d’infrastructures portuaires, de routes ou de voies ferrées. Enfin, Dhafer Bousselmi met en évidence que : « La France a fait d’énormes réalisations au niveau budgétaire. Le recours à l’emprunt permet d’alimenter les investissements nécessaires à la mise en valeur de la Tunisie ». Celle-ci ne se limite cependant pas aux domaines précités, loin de là.

L’agriculture qui représentait en 1954, 74% du PIB tunisien, 69.2% de ses exportations et occupait les ¾ de la main-d’œuvre locale1 est uniquement abordée par Adel Deboub à travers les crises de subsistance et les dysfonctionnements du système colonial entre 1944 et 1956. Aucune mention n’est faite des efforts énormes consentis par la France, comme la mise en valeur du domaine de l’Enfida et déployés par les Européens vivant en Tunisie dans l’agriculture avec un certain succès2. Certes, la destruction des infrastructures économiques, le coût des dommages de guerre, la nature ingrate des sols, les années de sécheresse sont bien mentionnés en introduction, mais ces causes ne peuvent être imputées à la France, pas plus que l’invasion des rongeurs, des sauterelles ou la croissance rapide de la population musulmane.

A travers les interventions précitées, il nous semble qu’une contradiction existe entre la description des progrès effectués par la Tunisie pendant le Protectorat et l’interprétation politique et historique qui en est faite par certains participants au colloque. A en croire ces derniers, toutes les avancées qu’a enregistrées la Tunisie l’ont été uniquement dans une logique coloniale, sans véritable volonté d’en faire profiter les autochtones. Mohamed Sassi le mentionne d’ailleurs dans son introduction : « Au temps du Protectorat, l’État français, intéressé par l’exploitation des ressources naturelles et leur acheminement vers les villes où habitaient les colons ainsi que vers la métropole, a développé des infrastructures de transport. Il a investigué dans le secteur des ressources minières et naturelles…. sans toutefois constituer un maillage industriel serré ». D’une part, l’immense majorité des colons résidaient sur leurs terres et non pas à Tunis ; d’autre part, ce jugement ne prend pas en compte l’entrée dans la modernité effectuée par la Tunisie dans les domaines économique, sanitaire et de l’éducation pendant le Protectorat et dont les réalisations perdurent plus près de 70 ans après l’indépendance. De surcroit, le statut de la Tunisie n’était pas celui d’une colonie ni d’un département français comme l’Algérie.  Le Bey et son gouvernement n’étaient pas de simples faire valoir, mais étaient consultés par le Résident général pour tout ce qui avait trait à la mise en valeur et à la gestion du pays, même si le rapport de force entre les deux parties n’était pas vraiment équilibré.

La troisième partie de ces annales aborde la période post indépendance, brièvement par deux exemples de reprises de relations diplomatiques, notamment avec la France. La contribution de Chokri Hosni évoque rapidement l’expérience de la politique d’économie planifiée mise en œuvre par Ahmed Ben Salah et encouragée par l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), dont il fut le Secrétaire général. Toutefois, l’universitaire ne s’attarde pas sur ses conséquences désastreuses tant pour les propriétaires terriens Européens comme Tunisiens qui furent confisquées par l’Etat en 1964 et dont les terres furent majoritairement laissées à l’abandon. L’auteur décrit également comment la diplomatie tunisienne a habilement utilisé l’argument du rayonnement de la culture française afin d’obtenir une aide financière en contrepartie.

Le second volet envisage majoritairement des négociations multilatérales, essentiellement avec l’Union Européenne, avec ses hauts et ses bas, ses espoirs et ses déceptions. De ces communications nous pouvons distinguer quelques considérations qui tournent autour d’un même thème : Mohamed Sassi évoque la permanence de la domination des relations historiques entre la Tunisie et la France. Ahmed Ben Mustapha fait quant à lui, état du  sentiment de la partie tunisienne de ne pas pouvoir traiter d’égal à égal avec les instances européennes : « …la caractéristique immuable de ces négociations sera leur caractère foncièrement déséquilibré, du fait qu’elles ne tenaient aucun compte du sous-développement économique de la Tunisie à peine sortie de la colonisation » et nous pourrions ajouter l’expérience collectiviste, « et des décalages considérables entre les deux parties en terme de poids économique… ». Cet auteur est très critique des conditions dans lesquelles les négociations avec l’UE se sont déroulées à partir de 2015 dans l’Accord de Libre échange Complet et Approfondi (ALECA), tant le gouvernement tunisien aurait accepté de traiter en position d’infériorité.

Les actes de ce colloque ont le mérite de mettre en lumière l’intérêt que porte l’Université tunisienne à une discipline promise à un bel avenir, celle de l’histoire économique. Les textes proposés dans ces annales, fruit de réflexions émanant d’intervenants de qualité issus de différents horizons, sont clairs, bien structurés, didactiques et informatifs. Ils éclairent d’un jour nouveau l’analyse historique et économique de la Tunisie pendant une période de plus de 150 ans. Force est cependant de constater que malgré des efforts louables d’objectivité, il a été difficile pour certains contributeurs de s’abstraire de la doxa selon laquelle le colonisateur français est comptable des déboires qu’a connu l’économie tunisienne pendant toute cette période, y compris depuis l’indépendance dans les relations de la Tunisie avec l’Europe.

Le temps faisant son œuvre, il n’est pas interdit de penser que de nouveaux travaux permettront de remettre ce thème dans une perspective plus neutre.