Frontières religieuses à l'époque moderne

Recension rédigée par Jean Martin


En réunissant dans cet ouvrage les contributions d'un colloque organisé par la fondation Gulbenkian et le Centre Roland Mousnier (Sorbonne), Denis Crouzet, professeur à la Sorbonne (Paris IV) et Francisco Bethencourt (King's College, Londres) se sont donné pour but de mettre en cause l'idée répandue selon laquelle l'époque moderne aurait été caractérisée par une juxtaposition de mondes religieux clos, sans osmose entre eux, organisant la répression à l'intérieur de leurs frontières afin de soumettre les individus aux exigences d'une foi imposée par le pouvoir. Qu'est ce qu'une frontière religieuse ? L'humoriste irlandais Ambrose Bierce définit une frontière comme " une ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l'une des droits imaginaires de l'autre ". Or, à partir de la lecture de nombreuses biographies, les deux coordinateurs ont établi que les cas d'errance religieuse étaient nombreux, que les susdites frontières étaient finalement assez perméables, ce qui favorisait les interférences. Ce qui évoque pour nous la devise " fines transcendam " d'un inquiétant personnage de Julien Gracq[2]. Et on ne saurait trop les louer d'avoir, au-delà des horizons européens, étendu leur enquête aux autres parties du monde.

La réforme protestante fut l'événement majeur de l'histoire du christianisme à l'époque moderne et probablement même de son histoire tout court. Le principe cujus regio ejus religio qui tendait à devenir la règle à l'époque moderne, mettait les chrétiens dans l'obligation de choisir. Or il y eut toujours des cas de refus, des transfuges ou encore des "chrétiens sans église" comme l'a montré l'œuvre de Leszek Kolakowski (dont nous n'avons pas trouvé mention). Un tel choix obligatoire ne pouvait qu'engendrer des attitudes de conformisme, ou bien de simulation, de dissimulation et de nicodémisme. Elles sont ici bien analysées dans la première contribution, celle de Thierry Wanegffelen (Toulouse-Le Mirail) qui a centré son étude sur les cas de la France, de l'Italie et de l'Angleterre. Le lecteur y trouvera des notations intéressantes sur Wycliff et les Lollards et aussi sur le protestantisme italien, méconnu, un temps très florissant notamment à Sienne mais qui fut éradiqué dès le début du XVIIe siècle. L'auteur remarque avec justesse que les églises du XVIe et du XVIIe siècle, réclamant la liberté pour elles là où elles sont minoritaires, la refusent aux autres là où elles sont en position de force.

Pierre-Jean Souriac (Lyon 3) nous apprend que les Toulousains, au temps de la Réforme, étaient hantés par la crainte (ou le fantasme) de voir leur cité divisée par un clivage, une frontière religieuse surtout après l'institution d'une église réformée.

Cité marchande cosmopolite s'il en fut, et comme telle ouverte à tous les courants hétérodoxes, Venise ne pouvait manquer d'entrer en conflit avec la Papauté. En 1606, le conflit prit de graves dimensions et la Sérénissime et ses dirigeants furent excommuniés et frappés d'interdit. L'irrédentisme vénitien s'était trouvé un chef de file en la personne de Fra Paolo Sarpi (1552-1623), historien du concile de Trente, qui préconisait l'établissement de la liberté religieuse dans la Ville. Silvio de Franceschi (EPHE) étudie l’Antidoto, réfutation des thèses de Sarpi par le jésuite Hernando de la Bastida. Comme toutes les frontières, les frontières religieuses ont leurs contrebandiers : on les appelle renégats. Ils furent sans doute assez nombreux mais peu nous ont laissé une relation apologétique de leur vie. Le récit des étonnantes aventures du renégat Giorgio Giglio Pannilini, (1507-1579), jardinier, cosmographe et aussi affabulateur, a inspiré le texte de Florence Buttay (Bordeaux 3) Issu d'une ancienne famille de Sienne mais d'une branche établie dans l'île toscane de Giglio (célèbre depuis janvier 2012 par le naufrage d'un paquebot de croisière!) Giorgio fut capturé par les corsaires barbaresques et emmené à Alger où il se convertit à l'islam. Par la suite, il revint en Toscane où il fit retour (réconciliation) à la religion de ses pères. Le scénario se reproduisit plusieurs fois. Au cours de son existence,  ses pérégrinations le conduisirent à la Mecque, aux Moluques, en Chine, dans les Balkans et en bien d'autres lieux. Il fut tour à tour au service diplomatique du sultan puis du pape, et enfin interprète de Don Juan d'Autriche à la bataille de Lépante.

L'empire ottoman a longtemps été considéré et à bon droit comme une terre de tolérance et de cohabitation (cf. Robert Mantran et J.P. Roux) Il fait l'objet de trois communications. Le regretté Istvan Gyorgy Toth nous entretient de la présence turque ou plus exactement ottomane en Hongrie : dans le royaume apostolique, le prosélytisme musulman fut à peu près nul mais il n'en alla pas de même dans les régions voisines telles que l'Albanie et la Serbie. Le cas des sectaires bogomiles qui préférèrent le turban à la croix orthodoxe est bien étudié. On ne peut manquer d'être frappé par l'ignorance religieuse des Osmanlis qui, au mépris de la sunna, imposaient la circoncision, pratique douloureuse pour des adultes, à tout nouveau musulman. On aimerait savoir plus de choses sur les crypto-chrétiens, portant deux prénoms, chrétiens au village mais musulmans dans leurs rapports avec l'administration ottomane. Esther Benbassa (EPHE) s'interroge sur la porosité des frontières religieuses dans l'Empire Ottoman en centrant son étude sur les contacts et associations commerciales entre Juifs et musulmans : reconnaissant que les restrictions imposées aux Juifs étaient bien peu de chose à côté de ce qu'ils avaient enduré en Espagne et ailleurs, en Pologne notamment. Elle étudie les messianismes résultant des persécutions. Pour sa part, Bernard Heyberger (EHESS) envisage les rapports de l'église catholique (notamment à travers les écrits des religieux franciscains) avec les chrétiens d'Orient, y compris les orthodoxes, et la construction de "frontières" qui en a résulté, en particulier dans le cas de la montagne libanaise.

Denis Crouzet regrette dans son introduction que l'Afrique subsaharienne ne soit représentée que par une seule contribution, celle d’Hervé Pennec (CNRS Aix en Provence) consacrée à l'Ethiopie. Du moins est-elle de grande qualité. Cet auteur remarque que, contrairement à une idée reçue, l'ancien royaume du Prêtre Jean, bastion chrétien en terre d'islam, n'était nullement un isolat et qu'il s'est construit par des relations soutenues avec le monde méditerranéen, notamment avec le patriarcat de Jérusalem et l'empire byzantin en général.

La question des frontières religieuses en Asie a inspiré plusieurs contributions d'un grand intérêt : Jacques Proust étudie le cas du Japon au cours de la période 1550-1630 tout au long de laquelle les missionnaires catholiques se montrèrent assez actifs. Les difficultés liées à la traduction des textes et les illusions ou les méprises qui en résultèrent sont bien soulignées, de même que les passages du bouddhisme au christianisme et vice versa. Les jésuites de Chine ne pouvaient manquer d'être évoqués : ils font l'objet de la contribution de Ronnie Po Cha-Hsia  (Université de Pennsylvanie) qui retrace les activités de la mission jésuite jusqu'à la fin de la querelle des rites : s'ils ont rêvé d'un confucianisme christianisé, ils n'ont montré que peu d'intérêt pour le bouddhisme ce qui pourrait expliquer leur échec. Hugues Didier (Lyon III) s'intéresse à d'autres jésuites, ceux qui furent envoyés en mission à la cour du Grand Moghol Akbar le Grand. Il s'agit des RRPP. Acquaviva (1580-83), Duarte Leitao (1591), Jeronimo Javier (1595). Il nous apprend qu'ils soutinrent les projets de réformes de l'Empire et qu'ils firent des conversions en nombre limité : ces nouveaux chrétiens furent surtout employés dans la diplomatie ou comme drogmans des consulats.

Les établissements portugais aux rives du subcontinent indien étaient autant d'avant-postes de la chrétienté en Asie. Paulo Varela Gomes (Coïmbra) nous décrit plusieurs de ces villes et leurs monuments et nous entretient de la ségrégation qui y était pratiquée entre les Portugais, établis dans les quartiers portuaires et les musulmans ou hindous relégués dans l'intérieur.

Pierre Ragon (Nanterre) s'efforce d'établir une comparaison entre les méthodes d'évangélisation (de prosélytisme) des protestants anglo-saxons en Nouvelle-Angleterre et des Espagnols en Nouvelle-Espagne (Mexique). La différence principale tient au fait qu'en Amérique du Nord les autochtones étaient infiniment moins nombreux qu'en Nouvelle Espagne mais dans les deux cas on retrouve la notion de Peuple Elu, investi de la mission de dépouiller les sauvages. Et il reste que les Espagnols ont apporté aux Mexicains, selon les termes de Montesquieu : "une superstition furieuse" ce qui ne fut pas le cas en Amérique du Nord.

L'apostolat des franciscains français chez les Indiens Tupinambas au Brésil (France antarctique), fait l'objet de la communication d'Andréa Daher (Université fédérale de Rio de Janeiro) qui insiste sur les difficultés de traduction du message en langue  locale, ce qui confirme que le christianisme, contrairement à ce que certains affirment, est bien une religion du livre. Charlotte de Castelnau-L'Estoile (Nanterre) étudie enfin l'action des jésuites chez les indiens Tupi du Brésil et montre qu'ils ont su tirer profit de l'expérience acquise en Asie pour mener à bien leur œuvre missionnaire, le chamanisme étant considéré comme une frontière du monde chrétien.

La bibliographie est d'une grande richesse et très à jour. Au total un ouvrage important qui figurera utilement dans la bibliothèque des historiens modernistes spécialisés dans l'étude des mentalités et de la pensée religieuse.