Lettre ouverte aux Français

Recension rédigée par Jean Martin


Recteur de l'Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), notre éminent confrère Dalil Boubakeur est une figure de proue de la communauté musulmane de France. Il nous livre, en collaboration avec le journaliste Philippe Duley, un ensemble de réflexions et d'interrogations sur le devenir de l'islam dans notre pays et sur les jours difficiles que la communauté est amenée à traverser du fait des retombées de certains actes démentiels qui ont, dans un passé récent, endeuillé la société française et suscité l'indignation et la réprobation générales, au dehors des frontières tout comme au-dedans.

Ces interrogations, l'auteur nous les présente dans un ordre un peu décousu, retraçant sa propre vie, en évoquant la figure de son père, le Cheikh Si Boubakeur Hamza
(1912-1995), agrégé d'arabe, auteur d'une traduction du Coran, qui fut recteur de la mosquée de Paris et donc son prédécesseur, de 1957 à 1992, et aussi député des Oasis de 1958 à 1962,  à la fin de l'époque de l'Algérie française.

Les chapitres 4, L'intégration, 5, Les jeunes, et 6, Les conversions, ont particulièrement retenu notre attention.

L'intégration est, de l'avis même de l'auteur, un terme éculé. Il s'applique essentiellement à des étrangers qui s'adaptent à la société qui les accueille. Or la plupart des musulmans de France (ils seraient 7 millions selon l'auteur, p. 56, ce qui nous semble un peu excessif) sont des Français ou sont promis à le devenir. Il estime à seulement un million et demi le nombre de musulmans français, et la sous-estimation est manifeste, si l'on tient compte du jeu extrêmement rapide des diverses formes d'acquisition de la
nationalité : naturalisations par mariage, déclaration à la majorité, etc…

Les jeunes. La communauté musulmane de France est caractérisée par sa jeunesse, puisque 70% de ses membres sont âgés de moins de 25 ans ce qui laisse prévoir un net accroissement démographique au cours des années à venir.

Pour beaucoup d'observateurs, le phénomène des conversions à l'islam (p. 59) reste une énigme. Au cours des dernières années de sa carrière, Dalil Boubakeur a constaté une très nette accélération, il emploie même le terme d'explosion, du courant de conversions et son propos est corroboré par les autres observateurs, imams, sociologues etc… Il nous donne quelques informations sur ces néophytes et il s'interroge (p. 63) sur leurs motivations, sur ce qui explique cet attrait de l'islam aujourd'hui : indépendamment des conversions par mariage, il met en avant l'extrême simplicité de cette religion, résumée dans la sourate CXII
(Al-Ikhlas), l'absence de structure hiérarchique ecclésiale, le rejet de la notion de pêché originel, la condamnation de toute contrainte en matière de religion (Coran II 256) et la relative facilité de la procédure d'adhésion, qui n'impose pas une longue catéchèse.   

P. 138, l'auteur rend un hommage appuyé à trois ministres de l'Intérieur avec lesquels il a été amené à collaborer au cours de sa carrière (Pasqua, Chirac et Sarkozy)[2].  Il néglige de rappeler qu'en 1994, Charles Pasqua voulut expulser l'imam de la mosquée Ad Dawa, à qui rien ne pouvait être reproché, et qui exerce en toute sérénité son ministère rue de Tanger.

Au fil de ces pages, le lecteur glanera de pittoresques anecdotes, telle (pp. 249-250) celle qui advint à l'auteur en 1967 quand, jeune médecin stagiaire à l'hôpital de
Conflans-Sainte-Honorine, il eût à soigner deux patients maghrébins arabophones dont l'un s'évertuait à lui parler dans un français très approximatif. Quand il leur répondit en arabe, les deux hommes lui demandèrent s'il était juif, tant il était pour eux inconcevable qu'un musulman, sans doute par nature voué à des tâches subalternes, pût être médecin des hôpitaux…

P. 163, l'auteur dénonce l'islamophobie littéraire de certains auteurs français comme la comtesse de Ségur (Le mauvais génie), mais est-ce un grand auteur ? Ou Maupassant (Bel Ami) mais s'agit-il de l'islamophobie de cet auteur ou de celle qu'il prête à son personnage ?  Ces textes sont par ailleurs rapprochés de ceux de Victor Hugo ou de Lamartine, également mentionnés.

On trouve de même (p. 192) une intéressante allusion aux "Frères de la pureté" également connus sous les noms de "Frères intègres" ou "Frères sincères" (Ikhwan as-Safa), fraternité de chi'ites ismaéliens qui élaborèrent vers la fin du Xe siècle, une encyclopédie philosophico-religieuse dont le médecin Boubakeur ne pouvait ignorer l'existence.

Dans un des derniers chapitres (21), intitulé "L'espoir", Dalil Boubakeur constate le déclin de l'islam politique et prévoit une prochaine mutation de la conscience musulmane qui, d'après lui, devrait passer de l'âge de la vénération à celui de la connaissance et il rend hommage à la laïcité (à la française peut-on supposer ?) qui offre selon lui un terrain très favorable pour le passage entre tradition et modernité (p. 157). On serait tenté de rapprocher ces propos de ceux de Juliette Minces qui, dans un ouvrage déjà ancien, voyait dans l'islam une chance pour la France (et dans la France une chance pour l'islam).

Nous entrons donc dans l'âge de la connaissance. L'âge du savoir c'est-à-dire l'âge de l'étude. L'observation est d'une grande justesse et nous ne pouvons qu'abonder dans ce sens car l'avenir de la communauté musulmane passe par les bibliothèques et non par les champs de bataille de Syrie ou d'Iraq. Les références coraniques abondent.

C'est dans cette recherche de la connaissance que la Communauté pourra échapper à la stagnation (Djoumoud), à la torpeur, que l'auteur dénonce dans son chapitre 18 (pp. 197-209). Mais cette transformation des mentalités ne saurait se produire sous l'effet d'une quelconque intervention du pouvoir politique, elle ne peut être que l'œuvre des musulmans et d'eux seuls. Et, à cet égard, il cite très opportunément le verset 11 de la sourate XIII
(ar-raad : le tonnerre) : "Dieu ne change rien en une communauté avant que chacun de ses membres ne change ce qui est en lui".

Le chapitre 22 p. 265, rend compte d'une visite à Lunel (localité de l'Hérault) qui fut jadis une ville juive. La communauté musulmane y est, comme toute la population, éprouvée par le chômage, ce qui explique peut-être que des jeunes s'y soient portés volontaires pour le djihad en Syrie. M. Boubakeur s'y est rendu pour multiplier les entretiens avec les divers responsables religieux et les représentants des associations de jeunesse afin de combattre l'influence des salafistes, wahabites et autres extrémistes religieux. Il a donné une conférence devant la communauté juive.

Qu'il nous soit toutefois permis d'avouer notre difficulté à suivre l'auteur dans certaines de ses considérations, notamment quand il nous dit p. 34 que la laïcité à la française s'est construite contre l'église (voir la loi de 1905). La loi de 1905, toujours en vigueur, est une loi d'apaisement après la crise anticléricale de 1902-1904 et les milieux religieux, notamment catholiques, s'en trouvent très satisfaits, ou p. 35 qu'un parti politique religieux n'a pas de pouvoir (en France), seul le chanoine Kir à Dijon a fait exception. Le chanoine Kir était un député indépendant de la Côte d'Or et n'était mandaté ni par une église ni par un quelconque parti religieux. D'autres ecclésiastiques ont siégé au parlement, tels les abbés Lemire (Nord), Desgranges et Laudrin (Morbihan) etc…

Etait-il nécessaire de faire mention (p. 179) de la rencontre du jeune Mohammed et du moine Bahira qui reconnut en cet adolescent le signe de la prophétie ? Si l'existence de Bahira est historique, celle de cette rencontre, rapportée par Tabari qui s'est appuyé sur deux traditions orales, ne l'est pas.

Cité en annexe, le texte de la convention citoyenne des musulmans de France pour le vivre-ensemble  (pp. 283-310) est d'un grand intérêt.

Les réflexions qui nous sont livrées ici sont celles d'un homme de science, d'un homme de foi et qui plus est, d'un homme de Paix.

 



[2] Ceci ne fait que mettre en évidence le statut ambigu de la Mosquée de Paris qui dépend à la fois du gouvernement français et du gouvernement algérien.