L'excès d'Orient : la notion de pouvoir dans le monde arabe : essai

Recension rédigée par Christian Lochon


            Le professeur Mohamed Ben Achour est directeur de recherche à l’Institut national du patrimoine de Tunis ; historien de formation, il avait été ministre de la Culture de 2004 à 2008 puis directeur général de l’ALECSO (Unesco arabe) de 2009 à 2013. Cet essai, contestant les régimes despotiques arabes, interpellera les lecteurs arabes mais aussi occidentaux qui cherchent à comprendre  comment l’instrumentalisation politique de la religion musulmane a pu conduire à de telles violences, de tels crimes, de tels excès.

            L’auteur n’hésite pas à appeler « prédateur » l’Etat arabo-musulman. Moawiya fondateur de la dynastie omeyyade, est en fait l’élu d’une garde prétorienne en 656 et il invoquera la vendetta contre Ali et ses descendants en s’appuyant sur les versets coraniques
II 179 et V 45 ; la pacification de l’Irak sous les Omeyyades est assurée par des représentants du Pouvoir qui considèrent les populations musulmanes ou non, arabes ou non, comme des peuples conquis. Ibn Khaldoun (XVe) décrira la dérive de l’Etat vers un pouvoir personnel. Le despotisme oriental est bien illustré dans Les 1001 Nuits, fruit d’un collectif de conteurs venant de l’ensemble des pays islamiques. Plus tard, l’Empire ottoman sera le symbole du despotisme non éclairé. Si les villes occidentales ont créé une classe d’échevins responsables, et si l’islam avait permis au début l’expansion de villes nouvelles, les corps de métier, les corporations seront étroitement contrôlés par l’Etat islamique ; au XIXe siècle, les villes arabes étaient dépourvues de banques parce que la bourgeoisie n’y existait pas, remplacée par des dynasties prolongées de fils de deys, d’aghas, de mamelouks, de janissaires remplissant les fonctions d’imam,  de mufti, d’uléma, dûment contrôlées. L’auteur donne l’exemple de la Tunisie où le Bey Mohamed Pacha fut obligé de suivre l’exemple du Sultan à Istanbul et de promulguer une Charte alors qu’il était un despote impitoyable ; la révolte de 1864 fut durement réprimée et le réformateur d’origine caucasienne Kheireddine au pouvoir de 1873 à 1877 contesté et proscrit. Quant au Leader Suprême, Habib Bourguiba, il ne cessa de se battre contre son parti le Destour en 1930, contre les étudiants de la Zitouna en 1950, contre Salah Ben Youssef de 1955 à 1962. Il se fera passer pour «  Mujahid Al Akbar » (allusion coranique au Jihad : le « Grand Combattant pour la Foi ») reprenant ainsi la constante instrumentalisation politique de la religion.

            Car le problème vient de ce que « l’histoire musulmane est le fruit d’une révolution religieuse mais pas de changements des rapports entre pouvoir politique et société » (page 69) et de ce que « la légitimité du pouvoir n’est reconnue que s’il perpétue le modèle de l’Etat au temps de Médine » (page 73). En fait, lorsque le Prophète devint Chef militaire et politique, il n’y eut plus de contrôle du pouvoir. Mawardi (972-1058), conseiller juridique du Calife abbasside Al Qaïm, que l’on compare pour son influence à Machiavel,  dans  De l’Ethique du prince et du gouvernement de l’Etat souligne que « le jihad est un devoir primordial des musulmans comme le jeûne, la prière ; celui qui s’y soustrait est un pêcheur ».  Le terme de « siyasa », que l’on traduit par « politique » prit comme sens « pouvoir discrétionnaire » du souverain (page 80) ; c’est dans ce sens qu’Ibn Taymiyya (1263-1328), jurisconsulte par excellence des Frères Musulmans et des Salafistes parle de « As-siyasa achari’iyya », pouvoir confessionnel. Le faqih (juriste théologien)  devient le véritable pouvoir politique. Les Ottomans Mehmed II puis Soliman dans leur Qanunnamé, induiront que «  le bon croyant est d’abord un sujet obéissant » (page 86), mobilisant à leur avantage l’héritage religieux des hadiths. Ainsi aboutit-on aujourd’hui à deux conceptions de l’islam, celle officielle des Ulémas contre celle d’une opposition clandestine. Les pays arabes sont de ce fait dans l’impossibilité de juguler le radicalisme islamique, car Hassan Al Banna, Sayid Qutb, Maoudoudi, les Wahhabites décident de tout. On arrive à un paradoxe, une inconséquence qui devrait déshonorer les apprentis islamistes car « il n’y a rien de plus abject que cette incohérence salafiste et djihadiste qui consiste à profiter de toutes les innovations scientifiques et technologiques de notre époque pour ensuite l’insulter et prétendre imposer à tous un impossible retour en arrière » (page 314). M. Ben Achour cite le Syrien Sadeq Jalâl El Azm et le Libanais Nadim Bitar pour leur critique de l’usage qui est fait de la pensée religieuse par les régimes arabes.

            Trois courants pourraient s’opposer à cette pensée unique ; l’attachement des Arabes au tribalisme ; des structures tribales coexistent avec le pouvoir central même fort et même dans les villes puisque les Bédouins y  ont acquis des maisons, en Syrie, en Irak, en Jordanie où la protection tribale s’étend aux citoyens des villes. Le pouvoir doit ménager le tissu tribal ; en Libye, les clivages tribaux ont abouti au chaos actuel après qu’un gouvernement fort ait joué sur leurs inimitiés dans les nominations des hauts fonctionnaires. Le deuxième courant est relatif à l’intégration des étrangers dans la hiérarchie gouvernementale ; au temps des Omeyyades les Chrétiens formés sous l’empire byzantin conservèrent quelque temps la gestion financière et les Iraniens barmaqides assurèrent le vizarat ; sous les Abbassides, les Bouyides iraniens puis les Seljouqides turcs  furent les « Maires du palais », s’arrogeant le titre persan de « sultan ». Les Mamelouks d’origine caucasienne  et européenne dirigèrent l’Egypte du XIIIe au XVIe siècle. Les Sultans ottomans ne choisiront le plus longtemps possible comme Grand Vizir que des « dhimmis » grecs, bulgares, monténégrins, albanais et non turcs ethniques et comme épouses et concubines que des Caucasiennes, Ukrainiennes ou Balkaniques. Le troisième courant est celui de l’influence occidentale modernisante sur, les sociétés orientales ; l’imprimerie arabe est importée en Egypte en 1798, adoptée efficacement en 1820 et en Tunisie en 1860. Tahtawi en 1840 au Caire, Ben Dhiaf à Tunis montreront la compatibilité des Institutions européennes avec la religion musulmane.

L’auteur déplore que « les solutions à la crise actuelle soient d’autant plus difficiles à trouver que les pays arabes doivent faire face à des défis énormes en terme d’environnement et de ressources naturelles, notamment d’eau (le Yémen est déjà quasiment à sec) » ; aussi, il réclame « l’adoption, partout dans cette région du monde  de l’Etat de droit » couplé avec « un élan solidaire de la communauté internationale ». Le grand problème est ce qui va se passer après l’éradication de Daech, de Nosra et de toutes les bandes djihadistes ; il faudra bien qu’une vraie citoyenneté soit installée basée sur l’égalité entre Sunnites et Chiites (et aussi Alaouites, Ismaéliens, Druzes) et entre Musulmans et Chrétiens et autres Non musulmans (Yézidis, Bahaïs) ; cela prendra du temps mais les hommes de bonne volonté sont présents dans le monde islamique ; cet essai en fait foi.                                                                                                



 
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