Fantastique et littérature africaine contemporaine : entre rupture et soumission aux schémas occidentaux

Recension rédigée par Jean Nemo


Bien que cela ne soit pas clairement explicité par l’auteur ni par l’éditeur, l’ouvrage n’est probablement pas la transcription « grand public » d’une thèse soutenue en 2009 mais il s’en inspire étroitement tout en la développant.

La thèse en question s’intitulait en effet « Fantastique et rapport au surnaturel : essai de lecture comparée des textes français et africains ». L’élargissement tient à ce qu’il n’est plus seulement question de rapports entre textes, tous en français, mais d’un conflit de « schémas ».

Le titre de l’ouvrage ici commenté est clair : il ne  s’agit en aucun cas d’un travail d’anthropologue ni d’ethnologue, encore moins de l’opposition entre des civilisations ou des cultures ; nous avons bien à faire à des écrivains africains qui s’expriment dans une langue occidentale en empruntant les modes d’écriture de l’Occident, notamment lorsqu’ils sont romanciers ou nouvellistes ou poètes. La question serait donc de savoir si et comment ils traitent de thèmes littéraires, en particulier du fantastique, de la même façon que leurs homologues occidentaux. Et en quoi ils se soumettraient à la doxa occidentale ou la renieraient. Et, dans l’un ou l’autre cas, quelles en seraient les raisons ou les motivations. 

En bonne méthode, il convient d’abord de s’entendre sur ce qu’est le fantastique dans la littérature française dont traite l’auteur. Il existe à ce sujet une grande abondance d’essais, d’ouvrages de fonds, d’articles, voire de colloques. P. M. Abossolo en exploite les auteurs et les titres les plus marquants, sans réellement innover, cela n’est pas son propos et la littérature savante à ce sujet est suffisamment abondante pour qu’il lui suffise d’en extraire la substantifique moelle.

Le fantastique à propos duquel l’auteur s’interroge n’est pas celui des contes et légendes, ni celui du merveilleux des temps médiévaux, encore moins de la « Fantasy » moderne qui nous vient droit d’outre Atlantique ou de Tolkien. Il se réfère à un genre littéraire apparu à la fin du XVIIIe siècle et au tout début du XIXe siècle, alors que l’esprit rationaliste, en philosophie comme en littérature, triomphe et conduit à l’opposition entre le rationnel et l’irrationnel, le premier qui permet de penser, donc de contrôler la réalité, s’opposant au second et le mettant par conséquent en question.  

Une première notation en vue d’inciter le lecteur plus ou moins familier d’une littérature du fantastique à consulter l’ouvrage : il y découvrira sans doute un certain nombre d’auteurs africains francophones, à la fois à travers des analyses étoffées de leurs écrits et par des citations succinctes.

Mais le principal intérêt est ailleurs. P. M. Abossolo n’apporte guère de nouveautés à propos de la littérature fantastique française. Les ouvrages littéraires ou psychologiques qui en traitent abondent, il s’y réfère en retenant les écrits de spécialistes reconnus (en tête desquels Todorov qui écrivit une « « Introduction à la littérature fantastique », Baronian pour son « Panorama de la littérature fantastique de langue française »). Il se limite du reste à l’analyse ou aux citations de trois auteurs, Balzac, Mérimée, Maupassant.

L’intérêt est ailleurs : il écrit avec le souci évident de préparer les bases d’un comparatisme inédit. Il déclarait, en 2010, parlant de la rencontre entre l’Occidental et l’Africain dans le roman d’Afrique : « Il y a d’un côté une civilisation occidentale jalouse de ses certitudes et de l’autre une culture africaine dont  les convictions traditionalistes se veulent imperturbables. Et c’est, comme nous le verrons, de la découverte de l’autre culture, de l’étranger, que naîtra le sentimentd’étrangeté. »

Dans le cas particulier, nous nous trouvons, en Occident, plus particulièrement dans la littérature « fantastique » française des deux siècles derniers, confrontés à la mise en doute de la rationalité par intrusion de l’irrationnel. On lira à ce propos avec grand intérêt page 213 et sq. l’analyse des « lexiques et des procédés stylistiques utilisés dans la mise en place du fantastique » chez les Balzac, Mérimée, Maupassant, en vue d’affirmer que ce qu’ils narrent est vrai, tout incompréhensible que ce soit. Les « …il me semblait… », « …il paraissait… », « …quelque chose… » ou « …une espèce de… » ou pour assurer que les personnages, notamment le narrateur, jurent que l’histoire est vraie d’un  bout à l’autre, qu’ils la tiennent de personnes crédibles…

Ce fantastique est traité de façon telle que le lecteur, tout comme les personnages du roman, est fasciné par le surnaturel ou le non naturel auquel ils sont confrontés, mais aussi avec le doute provoqué par le caractère irrationnel des évènements. Soit le « lexique de l’indécision »

Rien de semblable dans les contes et romans d’écrivains africains. Suivant la même méthode d’analyse, l’auteur démontre que ce « lexique » n’y existe pas. Car il n’y a pas de frontière naturel/surnaturel, les deux participent de la même globalité du monde. Pas d’ « indécision », « l’incursion du surnaturel dans la vie quotidienne n’est pas présentée comme un scandale inexplicable pour tous ».

En revanche, note l’auteur dans sa conclusion, l’irruption qui cause scandale est le fait « d’un élément radicalement étranger à la vie africaine. Avec la nouveauté, les anciennes structures magico-religieuses tombent en ruine, et l’individu devient comme un « vivant-absent du temps présent », pour reprendre les termes de Cheikh Hamidou Kane ».

Il s’agit ici d’une problématique fort intéressante, elle illustre le sous-titre de l’ouvrage, «entre rupture et soumission aux schémas occidentaux ». L’écrivain africain, confronté à cette intrusion, peut réagir de deux façons : rappeler, de par ses origines, la valeur de la culture ancestrale, « retour au sens premier débarrassé des ajouts et altérations produits par le recours aux courants extérieurs… » ; prendre acte des aspects souvent cruels et « charlatanesques » de l’univers mystique africain. Ce qui se résume par la notation tirée d’un roman : « Autant par exemple l’assassinat de l’enfant sous la demande des dieux chez Nzouankeu peut paraître scandaleux et cruel, autant les décès du téméraire Dossou et du chef Bitchoka qui ont osé douter du pouvoir des ancêtres peuvent apparaître justifiés ».

L’auteur conclut à une certaine présentation équilibrée, par les écrivains africains sous revue, « qui trahit leur difficulté à se situer de façon catégorique entre la position traditionnaliste qui défend les valeurs du passé et la position progressiste qui les dénonce ».

Dans sa préface, la spécialiste des littératures africaines, Lilyan Kesteloot, souligne l’intérêt de la démarche, jusqu’ici pratiquement jamais tentée, la variété des auteurs africains étudiés (depuis des Maliens jusqu’à des Centrafricains, en passant évidemment par des Camerounais, compatriotes de l’auteur). Elle en fait un ouvrage précurseur, dans un domaine inexploré pour l’essentiel, de littérature comparée, qu’il serait souhaitable d’étendre à l’ensemble de la production romanesque africaine.

Peut-on s’interroger, par exemple, sur la quasi absence dans cette production, de fiction anticipatrice (de la Science-Fiction à la « Fantasy ») ou d’ouvrages de même nature que « 1984 » ou « Le meilleur des mondes », de ceux qui interrogent plus profondément certaines évolutions de civilisation que bien des études plus scientifiques ?

Cet ouvrage mérite donc la plus grande attention de la part de lecteurs attentifs aux « crises de modernité » ou plutôt de confrontation entre cultures ancestrales et cultures transnationales, telles que ces dernières apparaissent à la suite de confrontations mais aussi de symbioses.