Petites villes et décentralisation en Inde

Recension rédigée par Alain Lamballe


            Ce livre est l’adaptation d’une thèse de doctorat soutenue en 2012. Il décrit les processus de décentralisation à partir les exemples de quatre petites villes de la partie orientale (Purvanchal) pauvre de l’Uttar Pradesh, de moins de 26000 habitants, Siddarthanagar (chef-lieu de district, ville marché), Phulpur (à majorité musulmane, ville marché située à proximité d’un site industriel), Kushinagar (ville marché et touristique, lieu de pèlerinage bouddhiste) et Chandauli (ville marché et chef-lieu de district), localisées fort utilement sur une carte (page 37) et décrites dans un tableau (page 76). Lors de séjours étalés sur quatre ans, l’auteur a parcouru ces petites villes dans leurs moindres recoins et interviewé des personnalités politiques régionales, des fonctionnaires, des députés, des édiles, des entrepreneurs et des citoyens ordinaires. Ces entretiens ont été complétés par l’examen d’archives, de correspondances administratives et de documents lorsqu’ils existent et sont exploitables. L’auteur a du mérite car on imagine qu’il a dû batailler pour recueillir les informations nécessaires, sachant que les Indiens ont la manie du secret. Il a sans doute aussi bénéficier de bons appuis. Il en résulte une étude sérieuse abordant les aspects politiques, économiques, sociaux, techniques et financiers de la décentralisation.

            L’ouvrage est structuré en quatre chapitres. Dans le premier chapitre, les quatre villes étudiées sont présentées de façon générale. Les routes sont dans un état déplorable. La mafia agit, les malversations sont courantes, les maires souvent accusés de trafics en tout genre mais évitant les condamnations grâce à des soutiens politiques.

            Le second chapitre analyse le fonctionnement des institutions municipales après l’adoption du 74e amendement à la constitution, instaurant la décentralisation. Un tiers des sièges est réservé aux femmes mais lorsqu’elles sont élues, ce sont en réalité leurs maris qui remplissent leurs fonctions. Les dalits (officiellement les scheduled castes) bénéficient aussi de quotas qui leur permettent d’être représentés dans les conseils municipaux. C’est une émancipation, même si trop souvent ils participent peu à la gestion des municipalités à cause de leur faible éducation et de l’hostilité des autres élus. Le pouvoir régional limite l’autonomie des villes puisqu’il désigne des représentants dans les conseils municipaux qui ont le droit de vote. Les députés provinciaux et nationaux dont la circonscription inclut les municipalités siègent également dans les conseils municipaux et disposent d’un droit de vote.

De plus, un executive officer, appartenant à la fonction publique régionale, est chargé dans chaque municipalité de veiller à l’exécution des décisions prises par le conseil municipal. Il est souvent de connivence avec le maire car une motion de défiance peut être adoptée contre lui si les deux tiers des élus locaux en décident ainsi. Il se trouve contraint d’ignorer des irrégularités afin d’éviter des inimitiés qui lui seraient préjudiciables. Les maires disposent en fait de pouvoirs discrétionnaires. Ils prennent des décisions souvent seuls ou avec leurs partisans sans qu’aucun vote ne soit organisé aux conseils municipaux. Les entrepreneurs siégeant dans les conseils municipaux en profitent pour obtenir des marchés publics, sans mise en concurrence. Ils trouvent cela tout naturel. Si besoin est, des dédommagements sont consentis aux concurrents malheureux. Les élites ne se renouvellent pas. Il n’existe pas de contre-pouvoir. Les médias restent sous le contrôle de l’élite dirigeante. La société civile est inexistante. La population, ignorante de ses droits, n’est cependant pas dupe mais reste passive.

            Le troisième chapitre traite des pouvoirs des municipalités en ce qui concerne les services techniques, ramassage des déchets, gestion de l’eau et voirie tout particulièrement. Les cours d’eau deviennent de véritables égouts. Certaines des eaux usées sont utilisées pour l’irrigation de terres agricoles. Aucun traitement efficace des déchets n’est effectué. La population n’est guère consciente des risques encourus. Les maladies hydriques sont fréquentes mais les hôpitaux n’en tiennent aucune comptabilité précise. Les usagers plus à l’aise économiquement achètent des pompes électriques. L’auteur omet de dire que l’usage excessif des nappes phréatiques risque d’épuiser les ressources si le recomplètement ne se fait pas normalement en période de moussons. Il estime que dans le domaine de l’eau les municipalités restent très dépendantes des agences gouvernementales. Le pouvoir décisionnel de la province reste fort. Les compétences nécessaires n’ont pas été acquises par les municipalités.

            Le quatrième chapitre examine les aspects financiers de la décentralisation. Aucun système comptable cohérent n’a encore été mis en place par manque de ressources humaines et techniques. Le personnel municipal est souvent incompétent, mal ou pas du tout formé. L’informatisation n’a qu’à peine commencé et lorsque les municipalités disposent d’un ordinateur, le comptable est incapable d’utiliser les logiciels adéquats. Les données de comptabilité transmises par les municipalités au département des finances à Lucknow pour vérification sont peu fiables. La population n’est pas informée des dépenses publiques.

            Les revenus locaux, en baisse relative, représentent désormais moins de 10 % des revenus globaux, ceux en provenance de sources extérieures notamment et surtout de la province mais aussi de députés régionaux et nationaux, représentant donc plus de 90 %. C’est un paradoxe de la décentralisation. Grâce aux subventions qu’il accorde, le pouvoir provincial conserve la haute main sur les finances des petites villes.

             Rémi de Bercegol relate l’extraordinaire désordre qui règne dans les petites villes qu’il a étudiées. La décentralisation a ajouté à la confusion. Une extrapolation à l’ensemble du pays serait sans doute justifiée mais seulement dans une certaine mesure car il existe en Inde des régions prospères et bien administrées. Le livre dresse un tableau bien sombre. Malgré tout, l’auteur affiche un certain optimisme justifié par la prise de conscience des populations.