Molière et le théâtre arabe : réception moliéresque et identités nationales arabes

Recension rédigée par Jean Nemo


Il s’agit ici d’un ouvrage reprenant l’essentiel d’une thèse relativement récente, de même titre. Un ouvrage « savant » donc, qui suppose de la part du lecteur une certaine familiarité à la fois de la littérature arabe moderne (soit depuis le début du XIXe siècle) et de la découverte par le public également arabe, d’un théâtre inspiré de modèles européens, la Commedia dell’arte, puis plus « érudits » ou plus littéraires. On découvrira d’ailleurs au fil de la lecture les relations croisées entre ce théâtre culturellement nouveau et l’apparition des nationalismes arabes, elles expliqueront des types d’adaptation de thèmes théâtraux à des fins politiques.

Ces remarques préliminaires n’ont certes pas pour objet de décourager le lecteur. Mais de l’inciter à y consacrer le temps et l’attention nécessaires.

Dans son introduction, l’auteure rappelle le succès planétaire du théâtre de Molière, d’abord dans les pays européens proches, plus tard en Chine, au Japon… Puis constatant son succès et les appropriations par le monde arabe, adaptateurs et publics confondus, elle précise le sens de sa recherche : pourquoi « Sidi Molière », « parrain » du théâtre arabe, est-il et de loin l’auteur occidental le plus joué et adapté dans les pays arabes? Or, semblerait-il, et paradoxalement, cette question n’aurait pas été réellement approfondie, à tout le moins les explications proposées seraient insuffisantes.

            « L’impact du théâtre de Molière sur le monde arabe est un véritable exemple de mobilité culturelle, au point qu’il ne serait pas trop audacieux de le comparer à l’influence que le Proche Orient a exercée dans l’antiquité sur la culture grecque ».

Dans un monde encore traditionnel, dominé par une théologie conservatrice, qui n’ignorait certes pas certaines formes de représentations en public, le théâtre pourrait être une forme de création faisant concurrence à celle de Dieu en ce qu’elle « est susceptible de ressusciter les morts », par conséquent tout aussi inacceptable par exemple que les images ou portraits.

S’adressant à un public en partie illettré et culturellement, religieusement fort différent de celui auquel étaient destinées les pièces d’auteurs occidentaux, leurs traductions et leurs adaptations à partir de la première moitié du XIXe siècle avaient une finalité double : d’une part, de porter le message des nationalismes arabes naissants, d’autre part de répondre aux attentes d’un public de culture spécifique, encore imprégné de préjugés religieux et sociaux forts, par exemple quant au sexe tant du public que des acteurs (les rôles féminins étant joués par des hommes). Citant Tocqueville, l’auteure conclut son introduction ainsi « pour étudier la littérature d’un peuple qui tourne à la démocratie, il faut étudier son théâtre ».

Ayant clairement explicité ses hypothèses de travail et ses objectifs, l’auteure entreprend son analyse. Elle y traite des premiers dramaturges arabes qui ont traduit ou adapté des œuvres européennes, établissant un parallèle avec les premiers initiateurs des nationalismes arabes : formation en grande partie en Occident, d’où une certaine forme de « modernisme ».

Au départ, l’initiateur littéraire et théâtral est le Libanais Marun Naqqas (l’auteure utilise une transcription de l’arabe difficile à reproduire ici). C’est l’époque de la « Nahda », mouvement multiforme de renaissance arabe qui répond à une ambition, « sortir de la stagnation ».

Sa première pièce s’intitule « L’avare », emprunt manifeste à un prédécesseur bien connu. Puis se déroule un examen savant de sa production, de la langue utilisée, du contexte dans lequel elle se situe, la réception par le public.

Dans un deuxième temps, baptisé « Se défendre de l’autre et se construire soi-même », il est traité de la naissance du théâtre arabe moderne en Égypte, de son langage, des personnages, des ennemis, les mêmes que dans le domaine politique, les conservateurs religieux.

On passe ensuite au Maroc, en Tunisie, avec leurs spécificités et, toujours, les emprunts à Molière. Ce, à la recherche à la fois d’une « identité et d’une synthèse culturelle  ».

Les emprunts à Molière sont longuement analysés tout au long de l’ouvrage, selon les différents aspects du « grand homme », le Molière ennemi des dévots et des médecins, le satiriste, l’homme libre, le remède contre l’intolérance…

L’auteure conclut un ouvrage qui demande effort de lecture et attention (qui seront récompensés pour le lecteur insuffisamment informé mais qui souhaite parfaire ses connaissances) par la phrase suivante : « Si cette empathie est indubitablement à la base des textes des auteurs que nous avons sélectionnés, nous espérons aussi avoir jeté un peu de lumière sur la façon dont Molière peut se décliner selon des partitions arabes différentes ».

Comme il se doit pour une version accessible au public d’une thèse savante, l’appareil critique est abondant. Il comporte notamment des traductions de pièces en arabe inspirées de Molière, sans doute peu ou pas accessibles au lecteur français non spécialiste. Elles illustrent fort bien le propos de l’auteure.

Un seul regret : si l’on comprend fort bien que Molière  est devenu un auteur arabe inspirateur de tous les autres, une indication, fût-elle sommaire, de succès sinon équivalents du moins significatifs d’autres dramaturges occidentaux aurait été bienvenue.