Les Sépharades : histoire et culture du Moyen Âge à nos jours

Auteur sous la direction d'Esther Benbassa
Editeur PUPS , CNRS éditions
Date 2016
Pages 416
Sujets Séfarades Histoire
Cote 60.655
Recension rédigée par Jean Martin


            On sait que l'appellation sépharade, qui désignait jadis exclusivement les Juifs originaires de la péninsule ibérique, s'applique depuis longtemps à tous ceux qui ont adopté cette liturgie, lors même qu'ils n'ont plus aucune attache avec l'Espagne et le Portugal. Esther Benbassa (EPHE) coordinatrice de l'ensemble, évoque les quinze années d'existence du centre Alberto Benveniste : les quinze conférences qui y ont été données ont abouti à l'édition de cahiers et sont aujourd'hui regroupées dans le présent ouvrage, qui comblera une lacune dans la connaissance de cet aspect du judaïsme.

            Il revenait à Ron Barkai (Université de Tel Aviv), spécialiste de l'Espagne musulmane, de camper le décor : celui de la cohabitation des trois religions monothéistes dans la péninsule ibérique. L'Espagne musulmane fut sans doute une terre de tolérance pour les Juifs et l'arabe devint leur langue d'adoption. Certains "Juifs de cour" occupèrent de hautes fonctions dans le gouvernement. Il n'empêche qu'un bon nombre d'entre eux durent s'exiler sous les Almohades, puis, avec la fin de la reconquista, s'ouvrit à partir de 1492, l'ère des persécutions qui frappèrent tout aussi bien les gitans (pourtant chrétiens, du moins nominalement) et les musulmans (dont certains étaient convertis). S'il faut se garder d'une vision idyllique de l'Espagne médiévale, l'auteur n'en conclut pas moins que le personnage de Don Quichotte, « homme livre » et« livre homme » ne pouvait se concevoir que dans la rencontre des trois livres…

            Sonia Fellous (CNRS) est une spécialiste reconnue des écritures bibliques : sa communication, riche et détaillée, porte sur les manuscrits hébreux de sepharad, ornés de riches enluminures et surtout accompagnés de commentaires rabbiniques appelés massora ou encore massoré. La plus grande liberté était laissée aux copistes pour déterminer la forme et la mise en page de leurs livres.

            D'où vient le terme de sepharad ?  Beaucoup se sont posé la question et Adeline Rucquoi (CNRS) nous donne d'intéressants éléments de réponse. Ce nom, tiré d'un des douze petits prophètes de la Bible est celui de l'Andalus ainsi que le rabbin de Cordoue, conseiller du Calife omeyyade de cette ville, l'indiquait au Xe. siècle. Ces Juifs d'Andalousie avaient-ils une identité collective au même titre que les chrétiens et les musulmans ? Peut-on affirmer que trois éléments : une même loi, une même histoire et une même langue suffisent à définir une identité ? La controverse reste ouverte mais Adeline Rucquoi penche pour l'affirmative.

            Silvia Planas, conservatrice des musées de Gérone, étudie un sujet assez proche en abordant le statut des femmes juives dans la Catalogne médiévale. Citant Derrida qui écrivait que : " Le nom propre est l'unique objet et l'unique possibilité de mémoire " elle insiste sur le prénom des femmes juives de Catalogne et nous donne p. 112 un échantillon de 28 prénoms féminins en usage dans cette communauté. Son texte nous décrit les festivités qui accompagnent une naissance, un mariage (à Gérone en 1325), nous entretient de la dot  (« évaluation » de la femme), du divorce  (qualifié de « seuil du déshonneur »), de la bigamie (tolérée avec l'assentiment du roi) et nous apporte de précieuses informations sur les activités de ces femmes (« reines au foyer mais ouvrières à l'atelier »), sur celles qui pratiquaient l'usure et enfin sur le déroulement des obsèques.

            Sous le titre : " De l'Espagne des trois religions à l'Espagne du roi catholique "
(XV-XVIIIe siècles) Bernard Vincent  (EPHE) étudie l'instauration du totalitarisme religieux et la destruction d'une société plurielle mise en œuvre par les rois catholiques: nous apprenons que Ferdinand et Isabelle reçurent, au lendemain du décret de 1492, des lettres de félicitations de toute l'Europe chrétienne, et notamment de l'Université de Paris.

            Dans le même ordre d'idées, Béatrice Perez  (Paris-Sorbonne) traite des mesures policières appliquées aux « conversos »dont les souverains catholiques avaient de bonnes raisons de suspecter la sincérité. Ces " nouveaux chrétiens " peuvent-ils être qualifiés d'hérétiques ? L'auteur pose (p. 154) le problème bien ardu de la définition de l'hérésie. Le terme est-il véritablement applicable aux convertis sous la terreur ? La notion de pureté du sang était-elle défendable dans une religion démocratique qui n'a jamais retenu le principe d'hérédité ?  Le statut de 1449 maîtrisait sans doute au plus haut point l'art de semer le trouble dans les esprits à des fins politiques mais en vain. Le couteau ne prévaut contre l'esprit.

            Michèle Escamilla (Université de Nanterre) a choisi de traiter un sujet pénible s'il en fut. Celui du sort des jeunes enfants dont les parents avaient été victimes de l'inquisition aux XVIe et XVIIe siècles. Si une instruction de 1484 prévoyait de les confier à des familles chrétiennes honorables et dispensait d'abjuration ceux qui étaient âgés de moins de douze ans pour les filles et quatorze pour les garçons. Ils étaient par ailleurs tenus de dénoncer leurs parents. De nombreux emplois leur restaient par ailleurs inaccessibles : justice et police, impôts, magistratures municipales etc. (il leur était également interdit d'entrer dans les
ordres !).

            Louise Benat-Tachot (Paris-Sorbonne) retrace l'étonnante destinée du marchand
judéo-convers Cristobal de Haro. Expert en cosmographie et en navigation, cet ancien employé des Fugger qui avait vécu au Portugal et en Angleterre, fit fortune dans le commerce des denrées exotiques en ramenant à la Corogne un chargement d'épices des Célèbes.

            Trois contributions sont consacrées aux rapports entre " séphardité " et culture : ce sont celles de Gil Anidjar  (Columbia, New York) qui étudie les liens entre la séphardité, la littérature et la cabale, d'Alisa Meyuhas Ginio (Université de Tel Aviv) qui voit dans la bible populaire sépharade un conservatoire de la vie juive et de Jean-Christophe Attias qui discerne une affinité élective entre culture sépharade et culture biblique.

            Cyril Grange  (CNRS) nous apporte d'utiles informations sur les sépharades de
France : on sait que leur implantation est ancienne (Gradis, Avigdor) et nous éclaire sur le cas des Pereire et de leurs relations avec les saint-simoniens (Michel Chevallier) avec le Crédit mobilier et avec les Compagnies de chemin de fer.

            Sous le titre : "Les Sépharades et la solution finale" Aron Rodrigue (Stanford), aborde la question des Sépharades face à l'holocauste. Il a été souvent affirmé, non sans raison, que les Sépharades ont été  moins éprouvés que les Ashkénazes par les massacres perpétrés au cours de la deuxième guerre mondiale. Ce propos a parfois engendré un relatif oubli des pertes qu'ils ont subies.  Leur nombre relativement réduit en Europe méridionale (ils étaient environ 150.000 en 1939) a contribué à cette occultation. L'auteur estime que les Juifs sépharades, qui avaient joui dans l'Empire ottoman d'une grande autonomie communautaire, étaient en voie d'intégration dans les nouveaux Etats où ils vivaient (La Grèce notamment) quand survint l'épisode du génocide. La forte communauté juive de Salonique, la Jérusalem des Balkans, (50.000 âmes) fut quasi entièrement exterminée de même que celles de
Bosnie-Herzégovine et de Macédoine. En revanche, les 50.000 Juifs de Bulgarie, bien que fort maltraités, mais souvent protégés par la population, furent épargnés, de même que ceux de Turquie. Tous ces survivants gagnèrent massivement Israël au lendemain du conflit.

            Professeur au Collège de France, spécialiste mondialement reconnu de l'histoire et de l'anthropologie des sociétés sud-américaines, Nathan Wachtel s'intéresse de longue date au phénomène marrane et traite ici de ses résurgences dans le Brésil contemporain. Après s'être attardé sur le cas du village portugais de Belmonte, et donné quelques exemples mexicains et surtout péruvien (Celendin), l'auteur étudie le marranisme brésilien et les " retours " au judaïsme observés dans ce pays, notamment dans la région déshéritée du Sertao (Nordeste). Ces marranes ont fondé une association " Bneï Anousim " (Les enfants des convertis sous la contrainte) et organisé un congrès à Recife en 1997. Nathan Wachtel nous donne d'intéressants éléments de réflexion sur la permanence de cette mémoire identitaire chez ces  « chrétiens sans foi,[2] juifs sans savoir, mais juifs de vouloir » au cours de cinq siècles d'histoire souterraine.                                                                                                                 



[2] Tous ne peuvent être qualifiés de " chrétiens sans foi ". Certains paraissent animés d'une foi sincère mais n'en revendiquent pas moins leur identité culturelle  hébraïque.