La genèse de la Kabylie : aux origines de l'affirmation berbère en Algérie, 1830-1962

Recension rédigée par Jean Nemo


            Comme le souligne dans sa longue préface Gilbert Meynier, l’auteur de cet ouvrage n’est pas un historien au sens universitaire du terme. Plutôt un « journaliste » (qualificatif évidemment non péjoratif) doublé d’un homme engagé, représentatif d’une génération née dans les années qui suivirent l’indépendance algérienne.

            Que l’on ne se méprenne pas cependant, son travail est le résultat d’une recherche exigeante à propos de l’une des « identités » algériennes à la fois revendiquée et mal connue. Elle est constituée de façon complexe et historiquement analysable : un fait ethnographique sous contrôle de chercheurs pour l’essentiel français de France, le résultat d’identifications à base linguistique imposées de l’extérieur (par le colonisateur et par les arabophones) et réinterprétées de l’intérieur, une participation ambigüe quoique parfois décisive aux luttes pour l’indépendance…

            La lecture de la préface (près de 30 pages...) est intéressante à plus d’un titre, notamment parce qu’outre une mise en perspective, elle incite le lecteur à plonger dans les analyses et chroniques qui suivent.

            Ledit lecteur s’interrogera tout d’abord sur une possible contradiction dans le titre même de l’ouvrage : la Kabylie est-elle à ce point exemplaire qu’elle puisse, dans sa genèse même, être représentative de l’ensemble des populations berbérophones lorsqu’elles s’affirment ? Le mot « genèse » signifie-t-il que la Kabylie serait ou se serait identifiée pendant les 130 ans de domination française ? Questions qui incitent ledit lecteur à vérifier ce dont il s’agit, il trouvera à la lecture des réponses.

            Très logiquement, l’auteur propose d’abord à son lecteur des coups de projecteur sur les époques antérieures à la conquête française. Ou comment les langues berbères ont survécu, non sans difficulté ni émiettement, aux conquêtes islamo arabes et quelles étaient les réalités berbères en 1830 et dans les décennies précédentes ? Ce rappel n’est pas inutile, les berbérophones s’étant regroupés, pour la majorité, dans deux massifs montagneux à la suite des excès des conquêtes des « Beni Hilal, de ceux pour qui la légitimité se fonde sur la raison du plus fort ». Ces massifs sont ceux de Kabylie et des Aurès. Certes d’autres berbérophones existent ailleurs en Algérie mais trop dispersés ou trop éloignés pour participer à une revendication identitaire berbère (même si une telle revendication existe au niveau local, comme chez les Touareg).

            L’ouvrage se propose d’abord de « restituer le cadre historique dans lequel entre 1830 et 1962 est née une conscience culturelle et politique Kabyle». On notera dès à présent que cette citation justifie le titre : c’est essentiellement à propos de la Kabylie et à travers des acteurs et des personnalités kabyles que se sont forgés à la fois un nationalisme algérien et une revendication identitaire berbère.

            L’occupation française a évidemment provoqué dans la ou les sociétés algériennes musulmanes de profonds bouleversements socio-économiques et culturels. Elle est à l’origine d’une revendication de nation au sens moderne du terme par les élites algériennes (alors même que Ferhat Abbas disait haut et fort, à la fin des années 1950, qu’il la cherchait en vain dans l’histoire). Cette occupation a contribué à une première forme d’intégration sociale, économique puis nationaliste de populations berbères dans un ensemble plus vaste.

            À tel point que les émigrés sur le territoire métropolitain ont été, proportionnellement et précocement, en grand nombre des Kabyles. L’on sait que c’est en métropole que se sont d’abord forgées les revendications nationalistes.

            Auparavant cependant, dès les premières décennies de la conquête française, une Kabylie a été « fantasmée par les colonialistes », soucieux de compréhension des réalités francophones mais très marqués par les conceptions racialistes de l’époque : avant même la conquête effective des territoires kabyles, le colonisateur souhaitait mieux connaître les populations soumises ou à soumettre ultérieurement, ce en vue « de leur enlever leurs capacités de résistance ». C’est ainsi que naît le « mythe » kabyle. Et l’auteur de citer le général Duvivier : « La fixité kabaïle et l’amour de cette race pour le travail devront être les plus forts pivots de notre politique pour nous établir en Afrique ».

            Une « kabilophilie » permet, entre autres, de « légitimer la spoliation des « tribus arabes » ». Au-delà de cette instrumentalisation d’une « race kabyle » par ailleurs souvent méprisée pour sa pseudo rusticité, les travaux menés notamment par des linguistes avertis « sont souvent très supérieures aux travaux d’histoire et d’ethnologie faits à la même époque ». Ces travaux conduisent les élites kabyles, formées à l’école française, de mieux comprendre et apprécier leur propre langue. Nous avons donc là une bonne illustration des interférences entre colonisateurs, savants d’origine française et élites locales.

            Si la première moitié de l’ouvrage permet un « retour aux sources » des connaissances du lecteur cultivé mais non spécialiste, son intérêt majeur réside dans sa seconde partie. Car les émigrés berbères en France, les élites également berbères, ont joué un rôle déterminant dans la naissance d’un nationalisme algérien. Du début des années 1950 à 1962, l’on assiste  une lutte interne entre les « premiers nationalistes », soit les Kabyles, et les autres composantes du FLN. Ou comment la « berbérité » a été liquidée au profit d’un jacobinisme algérien et a du même coup été dévalorisée dans la nation algérienne naissante.

            On notera que, malgré une certaine forme de militantisme au passé, devenue depuis genèse de réflexion, l’auteur n’est lui-même pas berbérophone. L’un de ses détracteurs l’a même qualifié de « Arabe défenseur des Kabyles ». Un Arabe qui a appris le kabyle, qui en d’autres temps a été au moins sympathisant culturel à travers le Mouvement culturel berbère. En grande partie son ouvrage relate autant une histoire ancienne et récente qu’un parcours personnel, ce que la postfacière, Malika Rahal, qualifie d’ « ego histoire ».

            On referme le livre sur une double impression : celle d’un bon et utile rappel de l’histoire d’une identité enchevêtrée, en grande partie réinventée au fur et à mesure des décennies, controversée et souvent minorisée, sans véritable réponse ni enthousiasme des principaux concernés ; et celle de la réflexion personnelle et probablement inachevée. Comme l’écrit la postfacière, la limitation de la période sous revue à 1962 permet du recul sans ambition de répondre aux problèmes du présent, notamment celles du traitement de la reconnaissance de l’identité des minorités linguistiques ou sociologiques par des pouvoirs jacobins. De ce point de vue, un rapprochement avec la façon dont la France jacobine traite ses minorités linguistiques et les identités qu’elles revendiquent serait intéressant, mais n’a pas sa place ici.

            La postfacière conclut : « S’il y a une dimension à ce livre, c’est celle de pouvoir réinjecter du fond dans des débats politiques présents qui en sont dramatiquement dénués, et de redonner aux discussions du savoir, entendu à la fois comme matière et comme distance critique ».

            On ne saurait mieux inciter le lecteur à ouvrir cet ouvrage et à le lire, s’il est soucieux de comprendre à tout le moins une partie des questions qui se posent à l’Algérie de nos jours et des réponses – ou des non réponses – qui y sont apportées.