Rousseau et la Méditerranée : la réception de Jean-Jacques Rousseau dans les pays méditerranéens : actes du colloque international organisé les 20, 21 et 22 janvier à l'Université de Nice-Sophia Antipolis

Recension rédigée par Jean Martin


            Dans l'austère et vertueuse Genève, deux siècles après Calvin, un enfant timide se laissait taper avec délices par sa maîtresse d'école puis, adolescent, se plaisait à lire des romans à la chandelle et à rêvasser sur les rives du Léman. Un beau jour, il s'enfuit en Savoie où il fut recueilli par un abbé honnête et connut quelques péripéties avant de tomber dans les bras d'une femme esseulée qui aimait les jeunes gens: le romantisme allait naître dans une antique demeure au-dessus de Chambéry, et l'Europe entière fut bientôt bouleversée par la lecture de la Nouvelle Héloïse.

            Pour autant, Genève ne fit pas de son auteur un héros: le Consistoire y brulait ses livres, on le déclarait traitre et apostat. Mais lui-même n'en avait cure et n'en revendiquait pas moins avec fierté sa qualité de citoyen de la Ville Libre. Il substituait une idéologie lourde d'erreurs pathétiques à la rude doctrine civique de la Réformation. Après la prédestination au mal, la prédestination au bien. Trempant sa plume dans l'encrier de Farel et de Théodore de Bèze, il proposait Genève en exemple au monde: ses mœurs lui inspiraient l'Emile, son école de droit le Contrat social.  Et n'est-ce pas  la Suisse qui lui avait suggéré le modèle de sa confédération des peuples, garante, après celle de l'abbé de Saint-Pierre, d'une paix perpétuelle en Europe? Son éloquence mélancolique et passionnée allumait, sans qu'il s'en doutât, une Révolution dont l'incendie ne s'est peut-être pas encore éteint de nos jours.

            A l'occasion du tricentenaire de la naissance du citoyen de Genève Jean-Jacques, le centre transdisciplinaire d'épistémologie de la littérature et l'équipe "Autour de Rousseau" de Paris IV-Sorbonne ont décidé de tenir un colloque international sur l'influence de son œuvre dans les pays bordiers de la Méditerranée. L'université de Nice Sophia Antipolis a été naturellement choisie comme lieu de cette manifestation puisqu'elle avait déjà accueilli en 1996 le colloque "Autobiographie et fiction  romanesque autour des confessions de Jean-Jacques Rousseau".

            Jacques Domenech, professeur de littérature du dix-huitième siècle à  l'université de Nice, qui s'était fait connaître par une brillante thèse et divers remarquables travaux sur l'éthique des Lumières, s'est trouvé tout naturellement désigné pour coordonner les travaux de ce colloque qui s'est tenu à Sophia Antipolis, les 20, 21 et 22 janvier 2011. Trente-cinq communications avaient été retenues, de participants venus des pays les plus divers du pourtour méditerranéen. Le présent recueil en regroupe 26, agencées en cinq parties.  Nous n'aurons pas la prétention de les résumer toutes.

            La communication de Lydia Valdez (Universidad del Pais Vasco)
intitulée : "Rousseau Hispanique" est le fruit de la lecture de 44 ouvrages et apporte d'intéressants éclairages, notamment sur la pensée religieuse de Rousseau. Elle souligne avec justesse que l'œuvre est mieux reçue en Amérique Latine qu'en Espagne et elle a raison de dissocier le cas d'Ortega y Gasset de celui de la plupart des autres penseurs espagnols. D'aucuns ont parfois comparé l'auteur des "Meditaciones del Quijote" et de la "Rebelion de las masas" à Rousseau par la profondeur de sa pensée et sa plume brillante. Par ailleurs, Lydia Valdez critique à bon droit le primitivisme et le naturalisme préconisés dans certaines des œuvres de Rousseau.   Mais il nous est impossible de la suivre quand elle écrit  (p.28)  que: "dans cette philosophie naturaliste, l'idée de Dieu peut-être supprimée, observe indigné un Ortega catholique". Chacun sait qu'Ortega n'était pas catholique: en bon hégélien ou plutôt en néo-kantien, il était indifférent en matière religieuse, agnostique, probablement déiste, et ses obsèques civiles en 1955, en pleine Espagne franquiste, en portent témoignage. Elles furent l'objet d'une vaste manifestation de sympathie de la jeunesse estudiantine mais son "acatholicisme" scandalisait beaucoup de penseurs parmi ses compatriotes, tandis que les intellectuels de gauche lui tenaient rigueur de sa neutralité à l'égard du régime franquiste.

            Collègue de Lydia Valdez à l'Université du Pays Basque, Juan Manuel Ibeas Altamira  traite d'un sujet voisin en nous entretenant de la réception de Rousseau en Espagne et en Amérique latine. Il ne nous apprend certes rien quand il nous dit que Rousseau fut placé par l'inquisition espagnole au nombre des auteurs damnatae memoriae, au même titre que Voltaire, mais considéré comme plus redoutable que ce dernier par la supériorité de son esprit. La répression organisée par l'Inquisition interdisait la circulation de ses œuvres mais elle n'empêchait pas d'illustres aristocrates de correspondre avec le philosophe, que le duc d'Albe rencontra à deux reprises en France en 1746 et 1749.  La postérité intellectuelle de Rousseau dans le monde hispanique n'en fut pas moins considérable: ses premiers lecteurs se trouvèrent en Amérique latine, tel le Péruvien Pablo de Olavide, un afrancesado auquel la composition de sa bibliothèque valut quelques démêlés avec l'Inquisition. Certaines universités passaient outre aux interdits et le poète Cadalso lisait des œuvres de Jean-Jacques à Salamanque. La suppression de l'Inquisition en 1836 (mais elle l'avait déjà été par Joseph Napoléon ce que l'auteur néglige de nous dire)  fit entrer une bouffée d'air pur dans le royaume. Altamira poursuit son étude jusqu'au vingtième siècle et jusqu'aux lendemains du concile Vatican II. Il nous donne d'intéressantes notations sur les traductions de Rousseau en basque, en galicien et en catalan. Comme on s'en doute, cette dernière langue vient en tête pour le nombre d'ouvrages traduits et pour les tirages.

            Chacun sait que le réveil national albanais fut plus tardif que celui des autres nationalités des Balkans : le sort des Albanais, non-slaves et majoritairement musulmans, n'intéressait guère les gouvernements européens, tandis que la Porte Ottomane s'efforçait de les faire passer pour des Turcs. De plus, la langue nationale, issue de la fusion des parlers grègue et tosque, s'était formée assez tard. Deux universitaires albanaises, Loréna Dedja et Esméralda Sélita, évoquent l'influence de Rousseau sur divers penseurs du mouvement né de la Ligue de Prizren (1878), entre autres le poète Naïm Frashëri (1846-1900) auteur d'une Histoire de Skanderbeg (dont Ismaïl Kadaré s'est inspiré dans son roman "Les Tambours de la pluie") et d'une geste de la Bektachiya,  et Sami Frashëri, (1850-1904) qui, bien qu'ayant vécu longtemps à Istanbul, peut être considéré comme le principal idéologue de la renaissance albanaise. On trouvera de bonnes pages sur l'influence de Rousseau sur l'éveil national bulgare dans la communication de Raïa Zaïmova, de l'université de Sofia, (Le poète Christo Botev était un grand lecteur de la Nouvelle Héloïse), et pour la Roumanie, notre sœur latine des Balkans, dans celle d’Iléana Mihaïla (Université de Bucarest).

            Juliette Grange (Université François Rabelais, Tours) brosse un vaste panorama de l'influence de la pensée rousseauiste au XIXème siècle en Italie, Grèce et Turquie. Les œuvres de Rhighas Velestinis (pour la Grèce) et de Namik Kemal (pour la Turquie), ont été étudiées avec soin. Pour l'Italie, Juliette Grange insiste sur la perception de Rousseau dans les œuvres de Mazzini et de quelques autres penseurs du Risorgimento. Ceci nous remet en mémoire le personnage de Stendhal, le prince de Parme Ernest-Ranuce IV, posant dans une attitude grotesque,  pour une statue équestre et vitupérant contre ces jeunes romantiques "Tous fils de Voltaire et de Rousseau". Cette contribution est à rapprocher de celle de  Barbara Innocenti (Université de Florence, 3eme partie p. 229) qui nous donne une pertinente analyse de la réaction anti-rousseauiste et antirévolutionnaire en Italie de 1760 à 1820.

            Une seconde partie est consacrée à la réception de Rousseau dans les pays du Maghreb et en Egypte. Ahmed Jouey, (Université de Tunis-La Manouba) nous donne un tableau général de la manière dont l'œuvre de Rousseau est perçue dans l'ensemble du monde arabo-musulman: il nous apprend qu'une traduction du Contrat social (Al Aqd al Ijtima'ai) été publiée au Caire par les soins de l'Organisation arabe de la traduction, et insiste sur les travaux des Egyptiennes Manal al-Qadhi et Chiha Dhoha (professeure de littérature française à Alexandrie) et celles de leurs compatriotes Abderrahman Assaïf et Al Khil Abdelaziz (qui salue en Rousseau le penseur le plus célèbre du XVIIIe siècle). Les œuvres du philosophe tunisien Ali Chennoufi ne sont pas oubliées.

            Pascale Pellerin étudie l'influence de Rousseau sur la pensée des nationalistes algériens en s'arrêtant sur les cas de Messali Hadj et du poète Kateb Yacine. Nous sommes toutefois étonné de lire p. 126 qu'en 1918, Messali s'inscrivit à l'université de Bordeaux. Il servait alors sous les drapeaux et de plus n'était pas bachelier. Benjamin Stora n'en fait nulle mention dans sa biographie publiée à l'Harmattan. Si peu d'allusions à l'œuvre de Rousseau furent faites pendant la guerre d'indépendance, les rédacteurs de la constitution de 1963 firent plus d'une fois référence au Contrat Social.

            Dans une communication intitulée "De Paris à Alger dans Emile et Sophie ou les solitaires" Sonia Cherrad étudie le petit texte dont Rousseau supplémenta son traité de l'éducation. Elle nous montre Emile, très  affligé par l'infidélité de Sophie, pervertie par la vie parisienne, s'embarquant sur un navire de Marseille, tombant aux mains des Barbaresques et se retrouvant captif à Alger. Rousseau décrit sous un jour idyllique cette cité qu'il n'a jamais vue. Le Dey, magnanime, rend sa liberté au jeune homme qui finit par échouer sur l'île de Lampédousse, (Lampedusa ?) qui ne compte que deux habitants, un Espagnol et sa fille, qu'Emile épousera. Et Sophie, pardonnée, viendra se joindre à eux. Récit dépourvu de toute vraisemblance, mais où l'on retrouve le thème de l'île cher à Rousseau. On sait qu'il passa dans l'île Saint-Pierre, au Lac de Bienne, les jours les plus agréables de sa vie.

            Ce thème de l'île reparaît dans la quatrième partie où le lecteur trouvera deux pénétrantes analyses (dues à Vincent Grey et à Jacques Domenech) du Projet de constitution pour la Corse. On sait que le paoliste Mattéo Buttafuoco avait demandé à Jean-Jacques d'élaborer ce texte. Alors réfugié à Môtiers-Travers, le philosophe avait accepté avec enthousiasme, mais il ne se rendit jamais dans l'île et le projet resta dans le jardin de son imagination et de ses cahiers de brouillon, tandis que la Corse passait aux mains du Royaume de France.  Cette esquisse d'une Corse fédérale avec des communautés autonomes où la démocratie directe serait appliquée, devait beaucoup aux institutions des cantons suisses et notamment aux Landsgemeinde de certains d'entre eux, Appenzell notamment (et peut être aussi aux Montagnons du Jura, qu'il a bien idéalisés).  La démocratie, écrivait-il, n'est possible que dans les petits Etats.

            Il y aurait tant de réflexions à formuler encore, si le temps et l'espace ne nous étaient mesurés. Tous ceux qui s'interrogent sur le rayonnement international de la pensée de Rousseau tireront profit de la lecture, même partielle, en fonction de leurs centres d'intérêt, des actes de ce colloque d'une exceptionnelle richesse. Cette lecture est facilitée par deux index. Elle nous a amené à relire l'œuvre de Jean Guéhenno : " Grandeur et misère d'un esprit: Jean-Jacques".                                                                                                                  



 
Les recensions de l'Académie des sciences d'outre-mer sont mises à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 non transcrit.
Basé(e) sur une œuvre à www.academieoutremer.fr.