Deux ans au Japon (1876-1878) : journal et correspondance de Louis Kreitmann, officier du génie

Recension rédigée par Frédéric Girard


            Cet ouvrage est le résultat d’une collecte de matériauxentreprise durant huit années par l’historienne du Japon, Francine Hérail, à partir des témoignages fournis par Pierre Kreitmann (1914-2003), petit-fils de Pierre Kreitmann (1851-1914), officier français qui a séjourné au Japon à une époque où l’on commençait à découvrir ce pays en Occident. Le travail de mise en forme a été assumé par Sekiko Petitmengin, qui est le véritable maître d’œuvre de l’ouvrage.

             Kreitmann a vécu dans l’archipel nippon trois années, entre 1876 et 1878, et a laissé des Carnets de route faisant état de son départ de Paris en 1875 jusqu’à son retour en 1878. Il a de même laissé une correspondance abondante adressée à sa famille pour cette période ainsi qu’à ses amis et collègues, où transpercent ses positions républicaines, anticléricales et son opposition à Mac-Mahon. Une édition partielle de cesdocumentsavait vu le jour grâce à son petit-fils, laissée hors commerce et restant incomplète (Louis Kreitmann (1851-1914) : Deux ans au Japon 1876-1878, Tome I, Carnets de route ; Tome II, Extraits des Carnets de route et des lettres, 1995-1996). Francine Hérail a fait un véritable travail d’historien en recueillant l’intégralité de ces matériaux, en demandant à Sekiko Petitmengin de les classifier selon un ordre chronologique rigoureux couvrant l’intégralité de la période de voyage, en les regroupant avec les documents primaires et secondaires recueillis patiemment par Pierre Kreitmann et donnés à sa mort à la bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes Japonaises du Collège de France. Ces documents comportent de nombreuses photographies qui sont devenus maintenantquasiment uniques, qui fournissent un témoignage parallèle à celui d’Emile Guimet
(1836-1918) qui a voyagé quelques mois au Japon durant la même période que Kreitmann, durant l’été et l’automne 1876, sans photographe mais accompagné d’un peintre Félix Régamey (1844-1907) dont le talent palliait avantageusement la photographie, dont les esquisses, les peintures ainsi que les descriptions des religions japonaises sont devenues elles aussi irremplaçables. Kreitmann donne de son côté un témoignage intéressant sur le voyage de Guimet « venu ici pendant une quinzaine l’été passé, chargé, dit-on, d’étudier certaines particularités des cultes bouddhistes », corroborant sa volonté d’y étudier le bouddhisme
(p. 450). Kreitmann était un militaire, lieutenant du génie de l’Ecole Polytechnique, envoyé en 1875 avec la deuxième mission militaire française au Japon afin d’y instruire les futurs officiers japonais de l’Ecole militaire de Tokyo, Shikan gakkō. Il quitte le Japon capitaine en 1878 avant de devenir par la suite Général. C’est durant ses visites en vacances qu’il se rend à Hakone et à Izu non loin du mont Fuji, à Nikkō, au volcan Asama, à Kyōto et dans le Kansai. Il se rend également dans les camps militaires situés à l’est de Tōkyō, Roppōnohara et Narashinohara. Cependant les lettres de Kreitmann couvrent un champ géographique bien plus étendu.

            Ainsi que le note F. Hérail, l’auteur fait l’impasse sur des événements qui ont pourtant marqué l’histoire japonaise : il ne parle pas des buts et des résultats de sa mission ainsi que du remplacement du modèle français par le modèle allemand en 1880 mais les évoque au détour de ses discours ; il s’intéresse de près mais de façon concise à la rébellion contre les autorités impériales menée par Saigō Takamori (1828-1877) (p. 316), quoique de façon laconique, pour lui un véritable gâchis fondé sur de rétrogrades vertus militaires, lui qui était pourtant un artisan de la restauration impériale et qui lui a coûté la vie ; il est disert sur la modernisation du Japon qu’il estime peu avancée. Sur ce point, bien qu’il s’en prenne aux imitations trop serviles de l’Occident, Guimet et Régamey, tout en allant dans le même sens, étaient plus critiques encore que lui, qui en dénonçaient les principes mêmes pour le motif que les Japonais y perdaient leur âme et leur identité qui au contraire méritaient d’être prises pour modèles par les Occidentaux. C’est bien plutôt en tant qu’il « est une sorte de reportage plein de naturel et de spontanéité, qui permet d’imaginer concrètement ce qu’était la vie au Japon dans les premières années de l’ère Meiji » (p. 8),  que le témoignage de Kreitmann est précieux. Les Promenades japonaises de Guimet (1878) se veulent une œuvre littéraire un peu sur le modèle des Voyages en Orient des écrivains du XIXe siècle, dont la valeur documentaire est difficile à extraire, si bien que l’œuvre même de Guimet sur le plan de l’histoire des religions fournit certes beaucoup d’éléments concrets mais ils sont moins spontanés qu’on l’attendrait. De ce point de vue, les prises de notes sur le vif de Kreitmann, accompagnées de jugements de valeur, de ravissements devant la simplicité des mœurs, de sympathie pour la liesse populaire lors des fêtes shintoïques faisant contraste avec la pompe bouddhique. Il y relate une visite chez l’empereur au moment du Nouvel An (p. 144 [avec photographie du couple impérial], 307), y développe des « réflexions sur les femmes » (p. 358-362) en notant le machisme à l’endroit des épouses ainsi que la polygamie endémique de la noblesse (p. 320), les « Mœurs japonaises Assassinats »
(p. 386-389), y décrit des aspects matériels comme l’« inauguration du réseau télégraphique » (p. 451-454), un tremblement de terre (26 février 1878, p. 442-446).

            L’ouvrage est agrémenté de photographies (un florilège de presque trois cents), dont certaines en couleurs, décrivant la vie quotidienne, prenant des édifices religieux (Pavillon d’Or, temple Kiyomizu, sanctuaires Kitano tenmangū, Tsurugaoka Hachiman et Ushijima à Mukōjima), des maisons de thé, des jardins palatiaux ou ornementaux, des ponts encore peu nombreux et fragiles, des paysages (cascades d’Urami de Kegon, etc.), des cartes détaillées d’époque, de personnages de toutes conditions.

            Un répertoire des noms propres et des realia, un Glossaire des mots japonais ainsi que des Indes, des noms de personnes et de lieux, ainsi qu’une utile chronologie japonaise et internationale permettent de se repérer facilement dans l’ouvrage. La bibliographie regroupe surtout des titres français et nous a semblé parfois trop limitative et ne pas aborder toutes les thématiques en jeu. L’annotation est due à Francine Hérail et nous semble également un peu minimalistes : elle ne permet pas toujours de se faire une idée complète d’un fait culturel, si l’on excepte des notes critiques faisant le point sur une question particulière comme l’identification exacte du consul Léon François Dury (1822-1891) (p. 437 et 450), que connaissait Guimet et a joué un rôle notable dans sa mission.

            L’ouvrage, l’un des rares rédigés sur la période moderne du Japon, fait date et référence. Eu égard à sa richesse, il est à ouvrir à n’importe quelle page et à lire dans n’importe quel ordre, comme un livre vierge permettant de découvrir à chaque ligne un aspect de la vie japonaise qui perdure de nos jours. Les descriptifs comparés venant d’un représentant particulièrement cultivé de l’élite militaire française implantée au Japon, intéressent au plus haut point l’histoire militaire moderne ainsi que l’histoire japonaise depuis le XIXe siècle, mais il les déborde largement pour susciter une curiosité constante faite d’imprévus.                                                                                                



 
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