Syrie : anatomie d'une guerre civile

Recension rédigée par Christian Lochon


            S’étant présentés le 27 décembre 2012 à un groupe de rebelles syriens occupant la bourgade de Maraa à 30 km au nord d’Alep, sous le label prestigieux au Proche-Orient de « chercheurs de l’Université de la Sorbonne qui menons des recherches sur la société civile pendant la Révolution » (p. 345), les trois auteurs auront rédigé cet ouvrage à partir de
250 entretiens dont 161 seulement ont été utilisés (p. 17). Le conflit syrien y est analysé dans toutes ses composantes comme une guerre civile et religieuse (opposants sunnites contre régime alaouite) devenue régionale (tandis que le Golfe soutient les sunnites contre le Régime de Bagdad, la compétition entre l’Arabie saoudite et l’Iran se joue aussi bien au Yémen qu’en Syrie), et auquel prennent part les Grandes Puissances, principalement Etats-Unis et Russie.

            Le Régime syrien actuel est décrit comme « un Etat policier en manque de ressources »  (p. 63). C’est que la production nationale de pétrole qui eut son pic en 1996 est insuffisante depuis 2006. En 2007 le secteur privatisé de l’économie syrienne atteignit 70% ; sa part dans les importations passe à 80%. Le doublement de la population en vingt ans est cependant dramatique ; l’adhésion au parti gouvernemental Baath devient la condition d’accès à l’administration ; si le Gouvernement n’a pas les moyens de contrôler la formation des ulémas, la répression policière est violente ; de 2011 à 2013, 11.000 opposants disparurent dans les prisons. Le fonctionnement du Régime est pourtant multicommunautaire (p. 58) ; les alaouites font le ramadan pour être reconnus comme chiites, dont les lieux saints ont été réhabilités par l’Iran de Raqqa à Damas comme en Irak ; les grandes tribus arabes sunnites, les Kenlo, Derbala, Amuri, Ayubi coopèrent avec Damas sur l’aspect sécuritaire. Les cheikhs des confréries kurdes, Ahmed Kaftaro (Grand Mufti), Mohamed Saïd Al Buti  sont liés au régime, comme les Kurdes de l’Est syrien à Afrin, Aïn El Arab (Kobané), Qamechlié. En avril 2011, 150.000 Kurdes de Syrie furent naturalisés.

            Contrairement aux Arabes sunnites de Daech et du Front Nosra qui ne jouent que la carte ethnique et confessionnelle et se livrent au massacre systématique des non islamistes. On a vu le rôle qu’ils ont joué dans l’implosion de l’Irak puis de la Syrie conduisant à des regroupements ethniques régionaux (Kurdistans irakien et syrien) ou confessionnels (attaques de commandos sunnites libanais et saoudiens contre les alaouites autour de Lattakieh, massacres des yézidis et expulsion des chrétiens de Mossoul et de la plaine de Ninive). En Syrie et en Irak, les cadres judiciaires, administratifs, policiers, enseignants ont été assassinés ou ont fui, remplacés par des mercenaires aussiincompétents que sanguinaires. Pourtant le Gouvernement de Damas a continué à verser les salaires des fonctionnaires dans les régions conquises par les miliciens islamistes. En même temps que les prédations fragilisaient la légitimité de l’insurrection (p. 138), la fragmentation des groupes de « révolutionnaires » 
(p. 35) du fait de la concurrence entre eux pour l’obtention de subsides saoudiens ou qatariens (p. 133) rendait intenable la vie quotidienne des populations. Des trafiquants de cigarettes (comme dans le Sud algérien !) devenaient maires despotes de villages ou de villes moyennes, comme Omar Dadikhi à Azaz, à la frontière turco syrienne (p. 140). Les O.N.G. caritatives  ont de grandes difficultés à distribuer l’aide alimentaire à la population car elle est détournée par les groupes armés qui la réservent à leurs familles (p. 173). Le collectif d’opposants syriens n’a pas pu s’entendre non plus sur la nomination d’une personnalité à la tête du Conseil national syrien, que ce soit Burhan Ghalioun imposé par le Qatar en 2011 (p. 166) ou le Frère musulman Ahmed Jarbo, soutenu par l’Arabie saoudite en 2013 (p. 170). Egalement difficile pour une femme, pourtant connue comme Souheir Jamal El Atassi dans les cercles politiques syriens,  présidente de « Assistance Coordination Unit », de vaincre la misogynie  islamiste (p. 288).

            Quant qu’à Daech qui associe dans le jihad, mort et martyre, en lui donnant un sens eschatologique, ses lapidations publicisées (p. 235), ses exactions morbides envers les ismaéliens et les alaouites (p. 236), l’imposition d’un ordre moral mortifère accompagné de la destruction de sites archéologiques préislamiques et même islamiques (chiites ou sunnites comme à Mossoul), son programme est de s’opposer aux tribus arabes locales et à tous les Etats environnants (p. 263) et de transformer l’ensemble des chiites en ennemis du prétendu califat islamique (p. 340). Cette situation ne pouvait durer qu’avec le soutien de la Turquie et de plusieurs Etats occidentaux (Washington soutenant de vagues Forces démocratiques devenues une milice anti Daech en octobre 2015) pour lesquels seul le Régime d’Assad constituait l’ennemi à abattre. La bataille d’Alep, après celles de Kobané et de Menbij, semble sonner le glas de cette attitude. La Russie aura joué un rôle décisif, entraînant le soutien de l’Iran et récemment de la Turquie et de la Chine ; il faut raison garder ; certes, la fragilité des régimes autoritaires sans bases sociales (p. 334) les condamne à disparaître mais pas au bénéfice d’un Etat milicien confessionnel dont « l’application de la charia est l’outil essentiel de l’asservissement des non sunnites » (p. 326) ou l’envoi « de vidéos violentes sur les portables ». Les auteurs notent en conclusion « la lutte de plus en plus violente pour le monopole de la cause jihadiste… entraînant des violences dont sont victimes les sunnites et les chiites arabes » après celles exercées envers les minorités ethniques et confessionnelles non musulmanes. L’Occident comme la Russie, en accord avec les nouveaux régimes après Daech, devront veiller à ce que dans cette région la citoyenneté prenne enfin le pas sur le confessionnalisme.

            L’ouvrage justifie sans doute sa prise en charge éditoriale par le CNRS grâce à l’importance donnée à la documentation, même si les encarts explicatifs (pages 92, 131, 136, 240, 280, 285, 288, 290) gênent parfois le déroulement de l’exposé. On appréciera les cartes régionales (p. 54, 114, 183, 214, 244, 296),  les tableaux relatifs à la population (p. 52 et 196) ou aux revenus de l’Etat syrien (p. 315), la chronologie des entretiens (p. 348 à 371), les slogans adoptés par les  manifestants (p. 373-379), la chronologie des événements de 1920 à 2015 (p. 381-382), une copieuse bibliographie française et étrangère (p. 383 à 399) et un index des personnes et des institutions (p. 401 à 407).                                                                                                 

 



 
Les recensions de l'Académie des sciences d'outre-mer  sont mises à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 non transcrit.
Basé(e) sur une œuvre à www.academieoutremer.fr.