Relation complète du naufrage de la frégate la Méduse en 1816

Recension rédigée par Philippe David


           1816. Une “division” de quatre navires dirigée par la frégate laMéduse pour aller récupérer la colonie de Saint-Louis du Sénégal encore occupée par les Anglais ; un capitaine de frégate ancien émigré, vieilli et rattrapé par l’incompétence ; un naufrage sur les côtes de Mauritanie le 2 juillet à 3 heures de l’après-midi avec quelque 400 personnes à bord dont 18 femmes et 8 enfants ; six embarcations,  canots, yole ou chaloupe de sauvetage, pour 237 (ou 233) privilégiés et un grand et solide radeau de 700 pieds carrés (soit 20 m. x 7) pour les 152 les plus mal lotis, lesquels, retrouvés après douze jours de dérive dans des conditions épouvantables, ne seront plus que 15 et bientôt seulement 10 en tout et pour tout à peine capables de raconter leur tragédie ! Le radeau de laMéduse : un drame exceptionnel  aussitôt connu de l’Europe entière et, dès 1818, à jamais fixé sur la toile par le peintre Géricault.

            Du déroulement exact et plus encore des diverses suites de cet horrible évènement pourtant passé depuis deux siècles par toutes les mémoires, il semble qu’on ne savait pas encore tout. Les trois témoignages rassemblés ici comblent donc, non sans contradictions ni désolantes controverses sur les chiffres et surtout les faits, un déficit qu’on ne soupçonnait pas. Ils s’accompagnent aussi d’informations précieuses dans plusieurs autres domaines : géographie, botanique et ethnographie régionales, suites judiciaires et relations franco-britanniques dans le contexte géopolitique de l’époque.

           La première des trois “relations”, de loin la plus longue, occupe à elle seule près des trois-quarts de l’ouvrage (p. 5 à 182). Publiée dès 1817 et remaniée en 1821, elle est cosignée par Correard, ingénieur géographe et Savigny, chirurgien, deux « infortunés » réchappés du radeau, qui n’hésitent pas à affirmer d’emblée que celui-ci a été délibérément « abandonné » par les canots d’abord prévus pour son remorquage, puis dénoncent d’abord « l’intraitable esprit de corps des officiers de marine », puis l’attitude hautaine et méprisante du gouverneur Schmalz et de sa famille, l’hospitalité faussement désintéressée, voire dûment tarifée, consentie aux naufragés par certains compatriotes de Saint-Louis, et encore les tracas judiciaires infligés à Correard poursuivi et emprisonné en tant qu’éditeur d’un « ouvrage incriminé » non explicité (mais le troisième témoignage nous apprend qu’il s’agissait d’un « mémoire infâme » publié dans le Moniteur français). Certes, les deux auteurs affirment dans leur préface : « Nous n’avancerons rien qui ne soit susceptible d’être prouvé... (Certains) se plaindront sans doute de la sévérité de notre langage accusateur, mais les gens de bien nous approuveront ».

           C’était bien optimiste. Dans sa courte mais agressive « Relation nouvelle et impartiale du naufrage de la frégate laMéduse... » (p. 183 à 205), très tardivement publiée en 1858, le lieutenant d’Anglasde Praviel,sauvé d’une chaloupe avec 56 autres et recueilli à terre par des Maures, conteste sans douceur et sur de nombreux points celle de Corréard et Savigny. Retenons l’essentiel : le radeau, très difficile à remorquer, n’a pas été délibérément abandonné. Le gouverneur Schmalz est « un homme d’honneur » et sa famille irréprochable. Aucun des négociants de Saint-Louis n’a mesuré ni vendu ses secours aux naufragés.

           Publié aussi en 1858 mais demeuré inédit jusqu’en 1946 (?), le troisième témoignage intitulé « Voyage au Sénégal. Naufrage de laMéduse » (p. 207 à 261)émane de Paul, Charles, Léonard, Alexandre Rang des Adrets (dit Sander Rang), enseigne de vaisseau sur la dite frégate. On prendrait presque plaisir à son riche et abondant vocabulaire technique impénétrable sans un dictionnaire de marine mais ce n’est pas l’essentiel. Rang était sur le « grand canot du bord » avec 34 autres naufragés dont les plus... précieux : « le gouverneur Schmalz, sa dame, sa demoiselle, sa domestique » et de Chaumareys, ex capitaine de la frégate perdue. Même thèse que d’Anglas de Préviel : trop lourd et trop dangereux à remorquer, le radeau aurait dû être « abandonné » de toute façon et Rang dénonce aussi – mais c’est un peu facile puisqu’il n’y était pas –  le comportement des officiers (d’infanterie) du radeau face aux soldats et civils, affamés et plusieurs fois révoltés, qui n’auraient pas hésité à supprimer délibérément les plus menaçants et auraient été incapables d’empêcher sur la fin  d’abominables scènes d’anthropophagie.

           Aux zones d’horreur du radeau de la Méduse, des zones d’ombre sont donc venues s’ajouter à jamais. Rappelons-en quand même les conséquences positives les plus
immédiates : tout d’abord, Saint-Louis est définitivement rendue aux Français, nonobstant la mauvaise volonté du gouverneur britannique, Brereton, qui a dû céder aux ordres de
Mc Carthy, gouverneur général à Freetown. Par ailleurs, la justice est rapide pour l’indigne capitaine indiscutablement responsable du naufrage. Jugé très vite en rade même de Rochefort, Chaumareys, est condamné dès le 3 mars 1817 à trois ans de prison militaire et rayé à jamais de la Marine royale. Par ailleurs, au fil des trois témoignages rassemblés ici, on en apprend beaucoup, surtout chez Corréard et Savigny, sur les Maures rencontrés par les naufragés parvenus à la côte : ici, de misérables groupes de pillards cupides qui les traitent sans pitié ; plus loin, Zaïde, un prince des Brakna, qui au contraire les recueille et les convoie jusqu’à Saint-Louis, après leur avoir demandé des nouvelles de l’expédition d’Egypte de Bonaparte...et même de la Révolution française ! On retient aussi la fraternité spontanée et sans faille de certains officiers anglais ou irlandais, notamment Peddy et Campbell, à l’égard de leurs adversaires de la veille, ainsi que « la probité et la justice du général Blanchot » et l’enchaînement des tracas infligés à Corréard et Savigny dès leur retour en France sur l’instigation du gouverneur Schmalz, personnage revanchard et décidément médiocre qualifié d’ailleurs de « Figaro nautique » dans une Biographie pittoresque... publiée dès 1811 et citée dans la « relation » des deux concernés (p. 136-137). Enfin, on ne quittera pas le Sénégal sans avoir apprécié ici, dans leur « chapitre quinzième », leur description des productions et populations de Sénégambie, du fort de Guet-Ndar, des îles de Sor et de Gorée et leur énumération des treize « sénateurs » de la République léboue du Cap Vert.

           Au moment de refermer ce précieux ouvrage, on remarquera la mention concernant l’imprimeur, peu commune puisque « bilingue », en français et en dialecte saintongeais, par laquelle l’éditeur PRNG affirme clairement sa vocation au service « des régionalismes ». Mais on notera surtout, cette fois avec regret et reproche, qu’à l’exception du bref texte qui figure sur la quatrième de couverture, ce recueil ne comporte pas une seule ligne, pas un seul mot de présentation moderne, puisqu’on s’est contenté d’ajouter bout à bout les trois témoignages enfin rassemblés sans indiquer ni où s’en trouvent aujourd’hui les originaux ni les auteurs ni la localisation des belles gravures anciennes qui les accompagnent. On peut enfin s’étonner de ne pas retrouver ici aussi le (quatrième) récit, pourtant dûment publié, d’un (cinquième) naufragé de laMéduse : Gaspard Mollien, celui-là même qui allait s’en aller deux ans plus tard, seul avec son âne et un interprète, à la découverte de Timbo et du Fouta-Dialo.

                                                                                                    


 
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