La conquête de l'Algérie, la dernière campagne d'Abd el Kader

Recension rédigée par Michel Levallois


            Jacques Frémeaux, qui va bientôt quitter sa chaire d’Histoire moderne et contemporaine à la Sorbonne, a repris son mémoire de maîtrise de 1947 sur les débuts de la politique indigène 1845-1847, pour nous donner un ouvrage de fond sur cette brève période qui va du désastre de Sidi Brahim à la fin du commandement de Bugeaud.

            Pourquoi ce travail ? Il s’en explique dans sa préface. « Fonder l’histoire des rapports franco-algériens sur celle du début de la période coloniale » a été son ambition d’historien :« Nous n'avons en effet cessé de répéter depuis 40 ans que le rappel détaillé de la conquête est nécessaire à l’opinion française pour souligner en quoi les responsabilités prises par les dirigeants du royaume puis de la république ont eu de l'importance outre-mer. Il ne s’agit pas ici de faire acte de repentance [….] mais  simplement de rappeler un passé qui ne peut être méconnu, sous peine d'aborder avec naïveté les questions du présent.

            Pourquoi cette période ? Parce qu’elle est mal connue, le plus souvent résumée à la victoire d’Isly d’août 1844 et à la résistance héroïque des rescapés de Sidi Brahim, encadrées par la prise de la Smala de juillet 1842 et par la soumission d’Abd el Kader de décembre 1847… Or elle concentre tous les problèmes que la conquête de l’Algérie a posés à la France : l’insurrection et la résistance d’Abd el Kader, les épreuves de l’armée dont l’effectif a atteint 104.000 hommes, son niveau le plus élevé, les divergences de vue et les conflits entre les chefs militaires, les hésitations des politiques, les implications internationales, en particulier avec le Maroc.

            Ce récit organisé en quarante-deux courts chapitres se lit comme un roman.  Il ne cache rien des ombres et des horreurs de la conquête, des contradictions des politiques de colonisation. Il révèle des épisodes oubliés comme cette retraite meurtrière sur Sétif, dans la neige en janvier 1846. Le chapitre « L’Algérie devant la métropole » montre le peu d’intérêt que les hommes politiques et l’opinion publique portaient à l’Algérie. Celui intitulé « Que dire du sort des Algériens ? », détaille avec précision « les souffrances que la conquête militaire et sa « soldatesque » ont imposées au pays.

            Cet ouvrage est nourri de la très grande connaissance qu’a Jacques Frémeaux de l’armée d’Afrique, d’une familiarité qui parait intime avec le terrain et les paysages algériens, indispensable pour comprendre cette guerre particulière et  pour  suivre les marches et les contremarches des colonnes militaires. Il nous fait bénéficier de son savoir encyclopédique sur l’époque puisé dans les archives, les débats parlementaires, il cite largement Lamartine, la presse, y compris la presse saint-simonienne. Ses renvois à Tacite, à Stendhal, à Théophile Gautier, à Victor Hugo, à Dumas et à quelques autres, sont des repères bienvenus dans cette navigation sur des mers lointaines, inquiétantes, enfouies dans les mémoires ou ré-enchantées par la « nostalgérie ».

            Il renouvelle avec mesure, mais avec rigueur, la vision traditionnelle de notre « roman national » sur la conquête de l’Algérie. « L’armée a fait passer les Algériens par une des périodes les plus sombres de leur histoire ». Abd el Kader n’est pas innocenté de l’exécution des 300 prisonniers de la colonne Montaignac. Bugeaud apparait beaucoup plus lucide et humain que la légende noire ne l’a fait.

            Dans le dernier chapitre intitulé « le testament de Bugeaud » Jacques Frémeaux revient sur la politique arabophile ou indigénophile » qui fut celle des Bureaux arabes. Théorisée et défendue par Ismaÿl Urbain, adoptée par Napoléon III, elle fut reprise sous la Troisième République par les partisans de l’association par opposition à ceux de l’assimilation. « En dépit de son contenu véritablement généreux, cette perspective n’est-elle pas faussée dès le départ par le fait même de la conquête, qui a imposé aux Algériens une souveraineté étrangère et d’où a découlé une guerre atroce et ruineuse.  Comment, par ailleurs, faire admettre aux autochtones qu'ils doivent faire une place à une immigration européenne y accéder et accepter de renoncer de bonne grâce à une partie de leurs terres ? » Cette interrogation me paraît pertinente, qui relativise cette forme de « nostalgérie » qui voit la politique arabophile comme celle « des occasions perdues ».

            En épilogue, Jacques Frémeaux nous livre cette réflexion sur l’histoire de l’Algérie coloniale : « une navigation entre la violence et l’utopie, au point qu’on peut se demander si les deux ne sont pas indissolublement liés. L’utopie consiste à bâtir des systèmes destinés à résoudre les questions pendantes sans tenir compte des réalités du présent : la violence correspond à la manière dont l'État et ses concurrents tentent de mettre la main sur la société civile pour la forcer à rentrer dans des projets irréalisables. L’Algérie coloniale a connu ce débat ; il a fallu un de Gaulle pour en faire sortir les Français en les séparant des Algériens ».

            J’ajoute que l’ouvrage est servi par un répertoire des sources et une bibliographie, et par un index des noms et des lieux.