Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

Recension rédigée par Christian Lochon


            Salman Rushdie, né à Bombay en 1947, devient mondialement célèbre avec son roman Les Enfants de minuit (Paris Stock 1983), puis la publication des Versets sataniques (Christian Bourgeois 1989) lui vaut une fatwa prononcée par l'ayatollah Khomeïni le condamnant à mort pour avoir désobligeamment décrit le prophète Mohamed et l'islam. Il dut alors vivre dans la clandestinité. Ce nouveau roman dont le titre symbolise les  « 1001 Nuits » est un plaidoyer pour refuser l'obscurantisme religieux et encourager la défense des libertés.

            L'ouvrage souligne la profonde connaissance par l'auteur de la culture islamique présentée ici sous deux aspects, l'un intellectuel, à savoir l'opposition entre la théologie figée de l'Iranien Al Ghazali (1058-1111) opposée à la philosophie éclairée de l'Andalou Ibn  Ruschd ou Averroès (1126-1198) ;  l'autre populaire sur la participation des djinns (d'ailleurs décrits dans le Coran), résidant  habituellement dans un univers parallèle, à la vie terrestre des humains.

            L'intrigue du roman repose sur la double rencontre d'Al Ghazali avec le jinn Zumurud qu'il délivre d'une bouteille dans laquelle il avait été enfermé et qui lui doit donc reconnaissance et celle d'Averroès avec la jinnia Dunia qui devient sa maîtresse et qui lui donnera de nombreux descendants. Les événements dramatiques que nous vivons aujourd'hui et qui sont dus à l'instrumentalisation politique de la religion sont décrits dans ce roman sous une double forme, des ouragans naturels dévastateurs et des faits paranormaux qui se déroulent dans la ville de New York, suivis de combats entre jinns « point crucial de notre récit » comme l'indique, page 158, l'écrivain.

            Al Ghazali avait écrit L'Incohérence des philosophes attaquant Aristote, les néoplatoniciens, Avicenne et Al Farabi. Pour lui, la religion était la seule solution à appliquer même par la contrainte : « La peur pousse le pêcheur à se tourner vers Dieu ». Ibn Rushd contesta cette théorie avec son Incohérence de l'incohérence ; ilavait été cadi de Séville puis médecin et conseiller à Cordoue de l’Émir Abou Yousef Yacoub ; disgracié, il se retire à Lucena; c'est là que la jinnia Dunia devient sa servante maîtresse ; lorsque le nouvel Émir Al Mansour le rappellera à son service, il l'abandonnera ainsi que ses enfants illégitimes. Il mourra un an plus tard à Marrakech.

            Puis nous nous retrouvons à New York au XXIe siècle chez le jardinier professionnel Geronimo, originaire de Bombay, qui s'occupe depuis dix ans de l'entretien du  grand jardin d'une propriété « La Incoerenza ». Des événements inhabituels se produisent alors ; la maire de NewYork découvre dans son bureau un bébé abandonné, drapé dans un drapeau indien, qu'elle va adopter. Ce bébé a la particularité de déceler les fonctionnaires corrompus, qui, à son contact, ont leur visage défiguré par des éruptions de boutons. D'autre part, Geronimo qui vivait jusque-là comme un veuf tranquille, est sujet à une lévitation permanente, ses pieds ne pouvant plus se poser sur le sol. Un ouragan dévastateur détruit en partie la ville ; c'est à ce moment-là que Dunia revient sur terre et s'éprend de Geronimo, qu'elle considère comme la réincarnation d'Averroès, alors qu'il est un des descendants de sa liaison avec le philosophe andalou. Toujours est-il que Geronimo peut  reposer ses pieds sur terre et que Dunia l'entraîne dans son univers.

            Nous passons donc dans le monde des jinns, qui ont « une conception téléologique de l'univers au sein de laquelle même le hasard a un but » (p. 164). Ils sont plus vieux que l'espèce humaine et Dunia « se souvient  des dinosaures » (p. 167). Le père de Dunia, roi des jinns, est empoisonné par l'un de ses  pairs et Geronimo jettera « au bas de la montagne de Qaf un coffret chinois » destiné à empoisonner également Dunia (p. 221).

            Il retrouvera New York et un nouvelle compagne terrestre. Quant au jinn Zumurud, il souscrit au vœu de Ghazali de s'emparer de la terre pour imposer un terrorisme intellectuel grâce à ses fidèles analphabètes meurtriers qui s'appellent « Zélés » ; tout devient interdit « la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre, le cinéma, les mentons rasés, le visage, le corps et les droits des femmes, l'éducation, le sport » (p. 251).

            On assiste à un spectacle apocalyptique tel qu'il s'est déroulé en Irak et en Syrie : « des drapeaux noirs étaient brandis et d'autres drapeaux noirs perchés au sommet des ruines de la grande Ziggurat d'Ur ». Heureusement, Dunia répondant aux supplications de Geronimo, va combattre dans de terribles affrontements ses contestataires jinns, montrant la vraie dimension fantastique du roman, à savoir  que la victoire du mal n'est pas inéluctable et que la raison l'emportera toujours sur l’irrationnel après que « les dieux que les hommes avaient inventés s'étaient retournés contre eux ». Les hommes et les femmes retrouvent alors la raison, l'ordre et la civilisation, se remettent au travail et l'argent retrouve sa valeur.

            La morale  de ce conte est personnifiée par Geronimo qui se détache du monde avant d'y revenir pour porter secours à ses contemporains et par la disparition (définitive ?) de Dunia car « la raison l'exige et cela doit être fait », conclut Rushdie (p. 308) qui concède cependant que « l'irrationnel sera toujours enfermé dans le monde des rêves ».

            Un roman destiné à nous faire rêver tout en nous recommandant de nous battre pour que ces rêves ne se transforment pas en cauchemars.

                                                                                                        



 
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