Impressions de Chine : l'Europe et l'englobement du monde, XVIe - XVIIe siècles

Recension rédigée par Éric Meyer


            « Impressions de Chine », de l’historienne Antonella Romano (Fayard, 2016) s’attaque à la découverte de la Chine par l’Europe aux 16e et 17e siècles, et se lit comme un roman des premières étincelles entre Occident chrétien et confucianisme chinois. Or, de ce livre savant, le néophyte lecteur peut en tirer des lumières inattendues – même s’il le lit depuis la Chine !

            Un peu comme les Croisés de l’an 1096, les Jésuites de Rome, Lisbonne ou Madrid fondent sur l’Empire du Ciel, poussés par le zèle de convertir mais aussi par l’espoir de pouvoir coloniser un monde perçu comme « inférieur». Mais à peine sur terre chinoise, ils ressentent la puissance d’un empire millénaire, inventeur de lois, de 1.000 techniques, de l’administration et créateur de merveilleux édifices : impossible de regarder de haut un pays pareil ! Face aux princes qui les reçoivent, la règle du jeu apparaît bientôt claire : pour se faire accepter, il faut dialoguer, et ce qu’attend Pékin des successeurs de François-Xavier (le précurseur débarqué dès 1550 au large de Canton, qui y décédera d’épuisement) est un partenariat scientifique. Un défi que les Jésuites relèveront haut la main.

            Arrivant en 1600 dans Pékin sous le règne de Wanli (empereur Ming), ses successeurs Mateo Ricci, Adam Schall, et Ferdinand Verbiest s’immergent en mandarin, présentent aux lettrés la géométrie euclidienne, le théorème de Pythagore, l’astronomie européenne, et créent des mappemondes à partir de sources européennes enrichies de données locales.

            Tout à leur effort d’inculturation, Ricci et ses frères ont troqué le froc du moine pour la robe du bonze, puis pour les effets du mandarin, plus conformes au dialogue avec des interlocuteurs lettrés. A l’aide de partenaires locaux, une masse considérable d’ouvrages sera produite par une poignée de Jésuites, en chinois, en latin et diverses langues d’Europe. Schall deviendra le premier membre étranger du tribunal des mathématiques, haute instance chargée de la réforme du calendrier (qui conditionne la tenue des rites par le peuple !) : à la Cour, ces pères savants se sont rendus indispensables !

            Mais cette force va devenir leur faiblesse. Car le salut des missionnaires dépend de leur obéissance au prince, pour qui ils dessinent des palais, fondent des canons. Or, les Ming (1368-1644) sont en train de vivre leurs dernières années. Les Tartares arrivent, future dynastie Qing (1644-1912) que les missionnaires vont devoir combattre, puis s’en faire accepter – ce ne sera pas chose simple. Et surtout, ces chrétiens sont depuis longtemps déchirés sur leur ligne de conduite en Chine. En 1630 ont débarqué à leur tour les ordres mendiants, Dominicains en tête, qui regardent d’un œil soupçonneux l’accommodement des Jésuites avec la morale locale. Acquavita, le général supérieur des Jésuites en Chine croit que « sous le manteau étoilé de l’astronomie, notre sainte religion s’introduit plus facilement» : hérésie pure, pour les Dominicains, tout comme le fait de faire des mathématiques ou d’observer des étoiles au lieu de baptiser. La querelle des rites est ouverte, qui vaudra aux Jésuites dès 1646, de la part du Pape Innocent X, un an d’interdiction de laisser perdurer le culte des ancêtres. La Compagnie de Jésus va perdre cette guerre. Plus tard, hors du champ d’enquête du livre, un autre empereur bannira le christianisme, sapant ainsi des siècles de travail d’évangélisation - par la faute des missionnaires eux-mêmes.

            Dernière étape de l’étude de Romano : à l’aube du XVIIIe siècle sous les Qing,
Louis XIV envoie quatre ambassadeurs mathématiciens : c’est l’Europe du Nord qui prend le relai. Quoiqu’encore religieux, ces savants préfigurent une nouvelle pensée, hostile aux Jésuites et à un pouvoir politique des églises. Sous ce cadre moderne, la Chine sera rêvée par l’Europe des encyclopédistes, comme une société utopique à la gouvernance « sage » et éclairée. Mais le travail des Jésuites et de leurs alliés reste acquis à l’humanité, qui accélérera les échanges et bientôt, l’industrialisation (l’usine du monde) : la mappemonde, la conscience d’un univers partagé.

            Bilan surprenant de l’étude d’Antonella Romano : à cinq siècles d’écart, les préjugés entre Européens et Chinois n’ont pas bougé. Le missionnaire débarquant en 1550, l’expatrié atterrissant au XXIe siècle, arrivent tous deux persuadés d’une supériorité européenne sous l’angle technique et moral. Mais quelques années sur place suffisent pour remettre les choses en place : à faire reconnaître et admirer, en ce monde d’Orient, une organisation sociale antique toujours vivante, une soif des lettres et des sciences, au moins égales à celle d’un « Vieux Continent » qui se découvre finalement le plus jeune.

            Le Chinois du XVIe siècle, on l’a vu, tolère la présence de l’hôte pourvu qu’il pratique le dialogue et les échanges scientifiques et technologiques : or, au XXIe siècle, la stratégie n’a pas changé – rien de nouveau sous le soleil d’Extrême Orient !

            Autre surprise, les Européens qui initient leur tâche de conversion en Chine au XVIe siècle, sont « les mêmes » que ceux qui l’interrompent fin XVIIe siècle : les scientifiques. Sous Ricci, la science a été présentée à Rome comme simple « prétexte» à la présence des moines en Chine, mais aux empereurs, c’est l’évangélisation qui a été « vendue» comme
« accessoire». Puis 180 ans plus tard, la science a toujours été portée en avant par les « mathématiciens du Roy ». De la sorte, si la religion n’a pas forcément gagné de ces siècles de coopération avec les ordres chrétiens, la science elle est sortie grandie, avec la complicité des chercheurs des deux pays.

            Ceci nourrit notre soupçon, peut-être aussi celui de l’auteure, qui en fait ses derniers mots : le travail scientifique était le seul terrain d’entente entre des mondes aux attentes opposées – les savants européens comme chinois le savaient bien, et ils ont biaisé pour travailler ensemble, certains d’œuvrer pour le progrès humain. Aussi ont-ils sciemment imposé leur coopération à leurs dirigeants, parfois sous des formules dilatoires : ce n’est pas un mince paradoxe de voir qu’aujourd’hui, ce rapprochement unique, se poursuit dans les mêmes termes, entre une Chine et une Europe aux systèmes politiques toujours aussi opposés !                                                                                                              



 
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