Journal de la formation des établissements français de l'Océanie

Recension rédigée par Jean Martin


                        Ingénieur général de l'armement, Pierre Romain a fait une grande partie de sa carrière en Polynésie française depuis sa première affectation à Tahiti, comme ingénieur du génie maritime, en 1967.  Il s'est intéressé à l'histoire des établissements français du Pacifique et est un membre actif de la Société des Océanistes.

                        Pierre Romain a entrepris de nous donner  des recueils de documents relatifs à la prise de possession des îles Marquises et à l'établissement du protectorat sur le royaume de Tahiti et quelques îles voisines formant ses dépendances. Pour la commodité de l'exposé et, nous dit-il, dans un souci de clarté, l'auteur a choisi de nous présenter les textes, dépêches, courriers, journaux de bord etc. en deux volumes, le premier consacré aux événements survenus en France et le second traitant des faits survenus dans le Pacifique.

                        Ces deux recueils rendront assurément d'inestimables services aux chercheurs océanistes qui s'intéressent à l'histoire des débuts de la présence française en Océanie et qui glaneront, au fil de ces pages, de très précieuses informations. Toutefois nous ne pouvons manquer d'émettre diverses réserves :

-          ces documents et correspondances sont dépourvus de cote. Or, il est impossible de procéder à un travail scientifique sans donner de références précises renvoyant aux fonds d'archives consultés (archives de la Marine à Vincennes, des Affaires étrangères, de la Polynésie française, etc…).

-          l'auteur a souvent procédé à des résumés ou s'est contenté de citer des passages des susdits documents, ce qui peut se concevoir. Mais il en résulte que la plupart des textes cités sont introduits par cette formule: " Nous avons vu que" ou bien: " On se souvient que" ou encore: " On a vu plus haut que" ou encore: " Nous verrons plus loin" ce qui est répétitif et comme tel, un peu lassant. Les deux index sont d'une consultation malaisée.

                        En revanche, les correspondances sont très instructives sur les routes suivies par les navires se dirigeant vers les Marquises ou les îles de la Société : les ports de Rio de Janeiro et surtout de Valparaiso paraissent avoir été des escales très fréquentées (El Callao apparaît quelquefois). Comment ces navires passaient-ils dans le Pacifique? Par le Horn? Par le détroit de Magellan? Après ces passages pénibles, la terre ferme apparaissait comme un Eden
(Valparaiso : la vallée du paradis).

                        Cette politique d'acquisition d'îles ou de petits archipels dans le Pacifique s'inscrivait dans la " doctrine des points d'appui " que Guizot devait définir dans son célèbre discours à la Chambre du 31 mars 1842 (qui n'est pas cité). Peut-être pour rassurer une opinion publique un peu méfiante à l'égard des expéditions lointaines et surtout pour apaiser les craintes de la rivale britannique, il affirmait bien haut que la France ne poursuivait d'autre but que la recherche de points de ravitaillement pour sa marine (le problème des dépôts de charbon commençait à se poser) et accessoirement, d'entrepôts pour son commerce.

                        Avant même que ce discours ne fut prononcé, le 15 octobre 1841, le ministre, l'amiral Duperré, avait adressé à Dupetit-Thouars diverses instructions qui insistaient sur la nécessité pour la France de prendre possession des Marquises, îles qu'il avait lui-même reconnues en 1838 et où des missionnaires français, établis depuis quelques années, avaient noué de bonnes relations avec les chefs locaux. Ces îles pouvaient, entre autres avantages, servir de point de relâche aux baleiniers du Havre (vol.1 p. 21). Il n'existait pas de gouvernement indigène ni de consuls étrangers. La prise de possession de l'archipel eut lieu le 1er mai 1842 (Tahuata et groupe du sud-est) et le 1er juin suivant (Fatu-Hiva et groupe du nord-ouest)  Elle s'était effectuée sans encombre, mais peu après éclata à Tahuata une révolte conduite par le chef Iotete : deux officiers, Halley et Lafon de Ladébat, y trouvèrent la mort en embuscade.

                        Dès les premiers projets relatifs aux Marquises, les officiers de marine avaient conçu un plan d'expansion en Polynésie qui est ici désigné  (vol. 1 p. 196) sous le nom de " politique du triangle ", les trois pointes du triangle étant les Marquises, les Gambier et les îles de la Société. Les Tuamotou et une partie des Australes se trouvant bien évidemment incluses dans cette zone.

                        On trouvera pp. 103-123  (vol. 2) une bonne description des Etats de la reine
Pomaré IV et de leurs institutions en 1842. Agée de 31 ans, la reine était assistée d'un régent nommé Paraita, chef de Papeete et faisant fonction de Premier ministre qui la subrogeait en cas d'absence (il sera révoqué par les Français en 1843). Les limites du royaume de Tahiti paraissaient assez floues mais il semble qu'en 1842 il se composait, outre Tahiti et Moorea, de quelques atolls des Tuamotou (Anaa et Makatéa notamment). Mais les îles Sous le Vent (Huahiné, Raiatéa, Tahaa, Bora-Bora, Maupiti) restaient indépendantes bien que la reine Pomaré eût d'assez étroites relations de famille avec les chefs ou rois de ces petites îles. Cette princesse revendiquait semble-t-il, une certaine suzeraineté sur des deux îles de Raivavae et Toubouaï dans le groupe des Australes.

                        Le texte du traité de protectorat passé le 09 septembre 1842 nous est donné
pp. 141-145. Guizot affirma dans ses mémoires que Dupetit-Thouars avait agi de sa propre initiative et sans aucune instruction gouvernementale (il avait certainement reçu des directives du ministre de la Marine). Les marins et les milieux politiques français se réjouissaient de l'apparente facilité avec laquelle le traité avait pu être conclu. Ainsi que l'auteur le remarque très justement (vol.1 pp. 196-197, mi-avril 1843), c'est ne pas tenir compte de trois circonstances exceptionnelles: absence de la reine Pomaré, qui se trouvait à Moorea où elle était sur le point d'accoucher, absence du consul britannique, le Révérend Pritchard, en tournée dans les îles sous le Vent, et enfin absence de tout stationnaire britannique sur la rade de Papeete. Dans une telle situation, le traité put être passé presque furtivement avec le régent Paraita et les grands chefs. Et dans furtivement on trouve la racine furtum qui signifie vol…  Les difficultés ne vinrent qu'ensuite.

                        Le capitaine de vaisseau Bruat, déjà gouverneur des îles Marquises, fut nommé commissaire du roi des Français près de la reine Pomaré. Le gouvernement souhaitait que le siège de l'autorité se trouvât dans une colonie et non dans un protectorat.

                        Le traité fut ratifié par Louis-Philippe le 5 mars 1843. Ce protectorat établi par Dupetit-Thouars sur Tahiti et Moorea, ces deux îles étant définies comme îles de la Société, constituait en fait le premier exemple de ce genre de régime dans l'expansion coloniale française. Le protectorat est défini comme l'exercice par la puissance protectrice de la souveraineté extérieure de l'Etat protégé. Par souveraineté extérieure, il convient d'entendre les relations avec les puissances étrangères et la police des étrangers résidant dans le pays. Un tribunal mixte était institué pour arbitrer les litiges entre autochtones et étrangers. La reine gardait, en principe, tous les attributs de la souveraineté interne. Une lettre du Ministre à Bruat du 28 avril 1843 vol. 1 chapitre 3, p. 223) souligne l'analogie avec le régime établi par la Grande-Bretagne sur les îles Ioniennes en 1817 (on sait qu'un haut-commissaire britannique supervisait l'administration locale). Ce type de gouvernement sera appliqué sous le Second Empire, par Faidherbe sur certains royaumes de Sénégambie, et surtout par Doudart de Lagrée au Cambodge, à  la même époque.

                        On sait que l'affaire Pritchard fut, avant celle de Fachoda, le plus grave incident survenu dans les relations franco-britanniques entre 1815 et 1914. On sait également que Guizot mena une politique d'apaisement, désavoua Dupetit-Thouars, présenta des excuses au gouvernement britannique et offrit même une indemnité, ce qui lui valut d'être vivement pris à partie par les députés de l'opposition qui le qualifièrent de «  pritchardiste », (Peel accepta les excuses et refusa l'indemnité).

                        P. 155 : rappelons que l'ambassadeur à Londres était le comte Louis de Saint-Aulaire et non de Sainte-Aulaire (il s'agit d'une famille illustre et une localité de Corrèze porte ce nom).

                        Il serait judicieux, pour la commodité du lecteur, de préciser que les îles Sandwich dont il est question vol. 1, pp. 147 et 438, et vol. 2 p. 384 sont en fait connues aujourd'hui, et depuis longtemps, sous le nom d'îles Hawaï. Elles ont depuis longtemps perdu le nom de Sandwich (du nord) qui entraînait des confusions avec les Sandwich du sud, inhabitées.

                        D'autres volumes suivront puisque l'auteur s'est donné pour but de publier les documents relatifs à toutes les péripéties de l'installation des Français en Polynésie jusqu'à l'annexion du protectorat de Rimatara (Australes) en 1901.

                        La voie était désormais ouverte pour Gauguin et bien d'autres artistes, rêveurs en quête d'exotisme, qui allaient rechercher dans la Polynésie une terre paradisiaque, cette Nouvelle Cythère qui avait enchanté Bougainville. Certains la paraient de leurs chimères, telle l'héroïne de Giraudoux (Suzanne et le Pacifique) qui demandait aux pommiers de lui donner des oranges…