Puyi : le dernier empereur de Chine

Auteur Danielle Elisseeff
Editeur Perrin
Date 2014
Pages 296
Sujets Ai xin jue luo Pu yi
1906-1967

empereur de Chine
Cote 59.858
Recension rédigée par Christian Malet


 

            Lorsqu'une historienne, chartiste de formation, sinisante spécialiste de l'art chinois et japonais, professeure à l'École du Louvre de surcroît, nous offre la biographie de l'un des personnages les plus emblématiques de l'empire de Chine à son déclin, autant de regards autorisés laissent augurer une somme d'érudition et l'on n'est pas déçu ! Mais cet essai va bien au-delà, car il possède deux atouts imparables : un argumentaire étayé, solide, lucide, et une plume au purisme élégant qui en rend la lecture captivante. On reconnaît l'approche humaniste, illustrée naguère par Régine Pernoud, une autre chartiste, à ce qu'elle reste simple dans son expression et accessible aux « honnêtes gens » sans cesser d'être savante. Schopenhauer en faisait un impératif pour tout écrit.

            Il faut un trésor de  patience  et de savoir-faire pour démêler l'inextricable écheveau des quelque six décennies de la malheureuse existence de Puyi, acteur le plus souvent passif parce que sans réel pouvoir, dans une Chine dévastée par deux révolutions, une guerre civile, deux conflits internationaux, qui retrouvera la paix au terme d'une odieuse occupation japonaise.

            Le dernier empereur de la dynastie Qing est né en 1906, soit six  ans après les Cinquante-cinq jours de Pékin et six ans avant la Révolution qui devait mettre fin à l'empire, c'est néanmoins en son nom que l'impératrice Longyu signera « l'humiliante abdication » (12 février 1912). Il va grandir dans l'ambiance délétère d'une Cité interdite en sursis,  parmi les intrigues des deux impératrices douairières, et une armada d'eunuques corrompus. L'on y maintient une harmonie de façade, fondée sur une étiquette  désuète à laquelle il doit se soumettre sans broncher. Le paradoxe absurde sur lequel repose la rigueur formelle de cette cour hors du temps veut que les désirs ordinaires du souverain - ici un enfant, y soient toujours exaucés !

            Cette permissivité sans borne aura des conséquences désastreuses sur la vie quotidienne et la formation future de Puyi. Comment s'étonner que,  privé d'affection maternelle, (il tétera le sein de sa nourrice jusqu'à l'âge de neuf ans !), livré à ses seuls plaisirs dans cet univers  clos sans âme et sans amour, véritable microcosme fermé sur le monde extérieur, ignorant tout des souffrances de son peuple, il devienne cet adolescent paresseux, futile, cruel, qu'on dit animé, parfois, de pulsions sadiques ? « Inapte à l'étude », selon son précepteur Reginald Johnston, un diplomate écossais qui désespérait de développer chez lui les qualités d'un homme adapté au monde moderne, mais ne contribuera  à en faire qu'un parfait dandy, narcissique, snob, seulement préoccupé de son apparence comme de son bien être.

            Or, c'est peut-être là que réside le principal intérêt de ce livre, l'étude approfondie du contexte dans lequel s'est déroulée la vie de ce personnage falot qu'était Puyi. L'auteure en tirera pour nous une passionnante leçon d'histoire et quelle histoire ! La Chine va connaître trois mutations bien différentes : la chute de l'Empire, la Révolution et la naissance d'une Chine moderne sous les deux aspects que nous lui connaissons. Laissant de côté la fin de la dynastie Qing qui n'intéresse jamais que six ans de la vie de Puyi, les deux dernières époques vont avoir des conséquences telles pour l'histoire universelle, qu'il nous paraît utile d'en rappeler très brièvement quelques grands traits.

            Alors qu'à Nankin, la nouvelle capitale, le docteur Sun Yat-sen, est proclamé premier président de la République le 12 février 1912, deux jours plus tard, il cède, comme convenu, la réalité du pouvoir au général Yuan Shikai.  Ce dernier transfère le gouvernement à Pékin et 12 décembre 1915, et après avoir réuni une assemblée à sa dévotion, s'autoproclame
empereur ! Ce coup d'état  entraîne une désapprobation générale, mais il meurt opportunément six mois plus tard (4 juin 1916).

            Dans les régions  un seul pouvoir paraît stable - bien que protéiforme - celui des « seigneurs de la guerre ». Après la mort de Sun Yat-sen (1925), un de ses lieutenants, le général Tchang Kai-shek prend le contrôle du Guomindang, le parti nationaliste (1926) qui sera la principale force d'opposition au parti communiste chinois.

            Mais un danger extérieur, autrement redoutable celui-là, est représenté par le Japon qui dès 1914 a rejoint le camp des alliés  conscient de  tout le bénéfice qu'il pourrait tirer en attaquant les possessions de l'Allemagne en Chine sous prétexte d'instaurer la paix dans le Shandong. En 1919, lors de la rédaction du traité de Versailles, il se fera céder les territoires naguère allemands…

            « L'illusoire sentier impérial » titre du cinquième chapitre définit pertinemment la situation de Puyi qui, passant d'une semi-réclusion se voit élevé par l'occupant japonais, d'abord au poste de « régent » (1932), puis au titre d'« empereur » du « Grand empire mandchou » le Mandchoukouo (1934), qui n'est en  fait  qu'une colonie de l'empire du Levant. Autant d'étapes d'une existence qui va osciller dangereusement au gré des exigences hégémoniques des grandes puissances, pour l'essentiel des deux géants impérialistes de l'époque : le Japon et l'Union soviétique. Le sixième chapitre s'intitule non sans raison : « En URSS».

            La septième et l'ultime partie d'une saga dont l’antihéros essuyant et échecs et humiliations finit par provoquer à défaut d'une impensable admiration, un peu de notre compassion. Les acteurs   malheureux ont un rôle à jouer dans l'épopée, ne serait-ce que pour grandir l'image inaccessible du héros authentique. Que l'on songe à Kullervo dans le Kalevala. Le titre de ce chant est le patronyme mandchou que la Chine de Mao a donné par la dérision au dernier empereur : « le citoyen Aisin gioro » pour souligner sans doute  que la dynastie déchue, chargée de tous les vices n'était pas Han, mais bien Jurchen. Ceci nous appelle, mutatis mutandis, le cas de Louis XVI devenu « Louis Capet. »

            Au terme de cette étude riche, subtile, profonde, on peut souhaiter que  le regard attentif et toujours nuancé qu'elle porte sur le malheureux Puyi, sa fragilité, ses insuffisances, incitent le lecteur à le comprendre avant de le juger. Au total, excellent ouvrage, à lire et surtout à relire !