Scènes de la vie orientale

Recension rédigée par Hubert Loiseleur des Longchamps


            Les Classiques Garnier nous proposent en deux volumes de petit format une édition critique des Scènes de la Vie Orientale de Gérard de Nerval, introduites par une présentation de Philippe Destruel. Le premier volume est intitulé Les Femmes du Caire, le second Les Femmes du Liban.

            Reproduisant en fac similé l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale de France, paru en 1848 et 1850 chez les éditeurs Souverain et Sartorius, ces deux ouvrages contiennent les récits du voyage de Nerval en Egypte et au Liban en 1843. Les deux années précédentes avaient été marquées chez l’auteur par les premières atteintes des troubles mentaux consécutifs à sa passion malheureuse pour l’actrice Jenny Colon. « La Revue des Deux Mondes » publiera les Souvenirs d’Egypte entre mai et décembre 1846, et Les Souvenirs de Syrie en 1847, avant leur publication sous forme de livres.

            Le titre des livres est emprunté au registre du théâtre, avec une réminiscence balzacienne tout à fait adaptée à la description pittoresque des personnages croisés par Nerval dans ses séjours égyptien et libanais. La femme est le personnage central du récit, surtout dans le premier tome avec l’esclave Zeynab achetée au Caire. Femmes en chair et en os et femmes mythiques parcourent les récits de Nerval, femmes orientales enveloppées de mystère surtout lorsqu’elles sont voilées, rappelant l’Isis antique dominant la mythologie égyptienne. Cette quête de l’éternel féminin a marqué le destin de Nerval, dont on se souvient de l’issue tragique en 1855.

            Nerval s’était imprégné d’informations sur les pays qu’il allait visiter durant son périple autour de la Méditerranée, et Philippe Destruel insiste sur l’importance de la documentation livresque accumulée par l’auteur. Excellent observateur, Nerval notait tout ce qu’il voyait : scènes de rues, attitudes et comportements de tous les personnages croisés, demeures fréquentées, sites traversés, étonnements du visiteur étranger. La Question d’Orient, c’est-à-dire le sort de l’empire ottoman, qui a préoccupé les chancelleries européennes tout au long du XIXe  siècle, est implicitement évoquée.

            L’auteur restitue à la perfection les impressions du voyageur qui découvre avec intérêt et sympathie Le Caire populaire, bruyant, coloré, poussiéreux, si semblable au Caire d’aujourd’hui, sans la circulation et la pollution qui ont désormais envahi la capitale égyptienne. Le séjour de l’écrivain s’étant déroulé de février à début mai, Nerval ne semble pas avoir trop souffert de la chaleur. Mais il a vécu la période de « khamsin » (cinquante jours au printemps) lorsque le vent brulant du désert jette sur la ville un nuage pulvérulent qui noircit le soleil, étouffe les habitants et condamne toute activité.

            Ce relevé des impressions au quotidien donne une tonalité authentique à l’ouvrage, alors même que Nerval mélange impressions de voyage et récit romanesque, sans toujours délimiter précisément les territoires (l’escale à Cythère). De belles scènes de genre trouvent place dans les chapitres du livre : le mariage copte, le vieux Caire, le marché aux esclaves, le harem, le voyage en cange sur le Nil. Nerval, qui ne veut pas vivre à l’hôtel, doit se marier ou avoir une femme à son domicile, pour être autorisé à louer un logement en ville. Il se décidera, après maints scrupules évidemment tout en rappelant les inconvénients du célibat, à acheter l’esclave Zeinab, dont il se trouvera bien embarrassé une fois qu’il aura rejoint le Liban.

            La traversée de Damiette aux côtes libanaises donne lieu à un journal de bord détaillé, rendu dramatique par la présence de la peste à Damiette, et obligeant les passagers du bateau à respecter une quarantaine à l’arrivée à destination.

            L’argument principal des Femmes du Liban est constitué de l’Histoire du Calife Hakem, qui ramène le lecteur au Caire, que Nerval a décidément du mal à quitter. Hakem régnait autour de l’an mille et devait faire face à une disette provoquée par la noblesse locale s’accaparant les ressources en grains. Cette seule histoire, magnifiquement racontée par Nerval, et qui représente un tiers du second tome de l’ouvrage, est à mi-chemin du conte, et donne l’occasion à l’auteur d’introduire la femme mythe, en la personne de Sétalmuc, la sœur du calife.

            Cette réédition est d’une excellente qualité. L’introduction de Philippe Destruel est très travaillée, érudite et parfaitement documentée. Elle sera sûrement très utile aux étudiants, mais présente un grand intérêt pour les lecteurs ordinaires avec de très nombreuses références littéraires et historiques ainsi que le rappel des contextes. Cette remarquable introduction est précédée d’une note sur l’établissement du texte ainsi que d’indications sur les graphies et accentuations. Le texte original de la Bibliothèque Nationale de France comporte quelques erreurs typographiques signalées (se trouvaient-elles dans le manuscrit de Nerval ?) et la fin de l’ouvrage présente les variantes du texte dans ses différentes publications.  Pour compléter cette édition très universitaire, on trouvera un passionnant dossier de presse de l’époque avec quelques grandes signatures qui donnent leur point de vue sur les récits de Nerval : Maxime Du Camp, Champfleury, Arsène Houssaye, Hyppolite Babou (« M. Nerval est un écrivain original »). Deux index, sur les noms propres et sur les noms de lieux, terminent cette très belle édition. Philippe Destruel nous annonce une réédition du Voyage en Orient que nous lirons avec intérêt lors de sa publication.                                                             



 
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